un texte écrit en 1997 par Cyril Grosse alors qu'il s'apprêtait à créer Ulysse in nighttown de James Joyce
(il avait 26 ans, il est mort dans sa 31° année, à Cuba, le 19 septembre 2001)
PATRIES IMAGINAIRES
AUTOUR DE JAMES JOYCE ET SALMAN RUSHDIE
ESQUISSE D’UN ART DE VIVRE COSMOPOLITE
Dans une réalité et une époque absurdes, où des hommes de paille nationalistes hennissent à la frontière, à la négation et aux verrous, dans un monde absurde d’hommes plantés la tête en bas fixant – à l’envers – leurs pays, leurs traditions, en un mot, leur patrie, peut-on effectuer ce double saut périlleux – acrobate et nonchalant – pour se remettre à l’endroit ? Existe-t-il d’autres patries, d’autres réalités, d’autres terres que celles – internationales – de la haine et du philistinisme ?
Patries imaginaires : patries d’écrivains, de peintres, d’artistes.
Depuis longtemps, peut-être plus encore dans ce siècle, les artistes voyagent, s’exilent, sont exilés, changent de langues, jonglent avec les nationalités, sans domiciles fixes, libres, dégagés. C’est Giordano Bruno bondissant de son Italie natale à Toulouse, de Toulouse à Londres et Zurich, c’est Mozart, Picasso, Diderot et Joyce, de Dublin à Trieste et de Trieste à Zurich encore ; Salman Rushdie de Bombay à Londres, de Londres jusqu’en des chambres fermées, points minuscules disparais sant sous la garde d’étranges vigiles.
Patries imaginaires : recréation – ailleurs – de villes et d’histoires, suivant le fil ténu et dangereux de l’imagination, de la mémoire et des rêves. Patries imaginaires, nostalgie de l’exilé, rêve de retour glorieux, vision de la révolution (...) paradoxe sans fin. Regarder devant soi, en regardant toujours derrière soi.
Patries imaginaires : cosmopolitisme joyeux, exil violent, jongleurs d’un pays à l’autre, d’une image mentale à une autre, sans jamais se perdre.
Là où la réalité impose son œil unique, l’art fait jouer ses prismes, sa magie, il dénoue les tensions, crée le doute, mélange les contraires.
Jean-Paul Sartre dans un article de 1939 contre La Méprise -Désespoir – en russe –, accusait Vladimir Nabokov d’être un déraciné total. « Il ne se soucie d’aucune société, fusse pour se révolter contre elle parce qu’il n’est d’aucune société. » Ce qui pour Sartre représente le plus haut degré dans l’insulte. « Les sujets de Vladimir Nabokov sont gratuits, écrit-il encore, et les crimes de ses héros parfaits. »
N’appartenant et ne voulant appartenir à aucun groupe, à aucune faction, persévérant dans son être, léger, insolent, inapte, un homme gratuit, patriote d’un pays qui n’existe pas, sans message, sans utopie ni grande pensée – est dans la bouche d’un petit homme à moustache et de ses sbires, décadent, dégénéré. Dans tout grand artiste, il y a un homme à abattre. Parce que comme Giordano Bruno, il propose une infinité de mondes possibles, parce que comme Joyce il est un traître, riant de loin de ses compatriotes qu’il réinvente, parce que comme Rushdie, il mélange les cultures dans les métamorphoses de la langue et l’Ange Gabriel lui-même et le Prophète ont le visage d’acteurs schizophrènes.
Écrivains, peintres, artistes, hommes à abattre, libres et inégaux, instables, fous à lier, dangereux, dans un camp puis dans l’autre, seuls, joyeux et solitaires. Si l’art est inutile – un roman a-t-il jamais provoqué une révolution ? – il n’en reste pas moins dangereux et ses patries imaginaires défient les données politiques du monde réel, frontières, ventes, miradors et internationalnetwork.
La persévérance de certains écrivains et artistes à fuir et à inventer leur propre langue a toujours irrité les régimes totalitaires de tous pays dont les premières mesures sont d’interdire les livres d’art et les toiles d’avant-garde : subversives, obscènes, antisociales, antirévolutionnaires, antifascites, entités spirituelles indivisibles.
Giordano Bruno, revenant après des années de voyages, en Italie, y est arrêté et brûlé vif. L’acrobate ne réussit son double saut périlleux que quatre siècles plus tard. La réalité absurde et bruyante gagne du temps.
C. G., 1997. (Le gras théâtre est mort, maman, pages 197-198, Les Cahiers de l'Égaré, 2005)
Malgré son intérêt pour l’adaptation de Cyril Grosse, confirmé par lettre, Stephen James Joyce, petit-fils de James Joyce, a refusé par lettre du 24 décembre 1996 les droits de représentation du spectacle que devait créer Cyril Grosse, avec quinze artistes dont François Marthouret, les 25 et 26 avril 1997 au Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues (Laurent Ghilini) et les 2 et 3 mai 1997 à Châteauvallon (Gérard Paquet) : Ulysse in Nighttown. Son argu- mentation : Mon grand-père est le plus grand écrivain du XXe siècle. Seul un metteur en scène célèbre peut mettre en scène Circé. Cyril Grosse est trop jeune et inconnu.
Que Châteauvallon et Martigues co-produisent ne lui fit ni chaud ni froid. Nous déplaçant à Paris pour le faire changer d'opinion, il reçut Annie sur le palier.
Depuis, Ulysse est tombé dans le domaine public, en 2012.
Mes tentatives pour relancer le projet n'ont pas abouti, du temps de Christian Tamet à Châteauvallon.
C'est pour que ne se perde pas le travail de traduction et d'adaptation de Cyril que j'ai édité Le gras théâtre est mort, maman en 2005.