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Les Cahiers de l'Égaré

Dans la tête de Gabriel Matzneff / Chantal Montellier

13 Février 2020 , Rédigé par grossel Publié dans #cahiers de l'égaré

Dans la tête de Gabriel Matzneff / Chantal Montellier

À Vanessa Springora, dont la lecture du témoignage

a déclenché le processus de création de ce texte pour moi libérateur.

Avec mes remerciements et mon respect pour son courage, son talent, et sa force.

Solidairement. C.M.

 

Je suis Gabriel Matzneff, je suis un écrivain célèbre paraît-il. J’ai 13 ans et ILS m’ont mis à l’HP car ILS disent que je suis fou et que j’ai des « pulsions patho- logiques » irrépressibles. Cela à cause de cet homme, un ami de la famille ? un parent ? qui m’aurait initié à ces... « choses »C’est le psychiatre, Laurent Goris, qui me l’a dit... Il appelle ce mystérieux personnage L’Initiateur ou Le Prédateur.

 

Récit de 52 pages écrit par Chantal Montellier, et illustré par 5 dessins de l'auteur, créatrice par ailleurs de BD.

ISBN : 978-2-35502-109-1

PVP : 12 €

Diffusion-distribution : Soleils diffusion, 23 rue de Fleurus, 75006 / 01 45 48 84 62

Livre référencé sur tous les sites de ventes en ligne 

Commandes à passer à votre libraire habituel via Soleils diffusion

https://www.facebook.com/soleilsparis/

Chantal Montellier sera accueillie à l'occasion de la 4ème édition de l'Ecrit des Femmes du 19 au 21 mars prochain à Périgueux par l'association Femmes solidaires Dordogne.

5° dessin réalisé par Chantal Montellier

5° dessin réalisé par Chantal Montellier

Dernières publications de chantal Montellier depuis 2015 :

– Actes Sud, La Reconstitution, livre 1, autobio-graphic
– Les Impressions nouvelles, Shelter market 
(en cours d’adaptation chez Kien production) BD dystopique
– Éditions Goater, Les vies et les morts de Cléo Stirner, roman

– Édition Helvétius, 68’Art, nouvelles et dessins sur mai 68
– Dessins politiques (hebdomadaires) pour communisteS

En projet, aux Impressions nouvelles: l’adaptation et la modernisation de Wonder city, BD dystopique

 https://bd-chroniques.be/index.../2018/01/03/shelter-market/

 

Chantal Montellier sera accueillie à l'occasion de la 4ème édition de l'Ecrit des Femmes du 19 au 21 mars prochain à Périgueux par l'association Femmes solidaires Dordogne.

Chantal Montellier sera accueillie à l'occasion de la 4ème édition de l'Ecrit des Femmes du 19 au 21 mars prochain à Périgueux par l'association Femmes solidaires Dordogne.

Mini-Biographie

Le moment Matzneff et le moment Potemkine

Ma mère avait été mal dessinée par la sienne, juste un détail minuscule, deux doigts légèrement atrophiés. Une honte quand même. Une peur, aussi. Elle a tout de même trouvé preneur, et même un très beau garçon, mon père.

Elle était la seconde et c’est elle qui était « marquée ». Enceinte juste après ma naissance, des représentations angoissantes la submergent, et elle décide d’avorter. L’avortement, trop tardif, se passe mal. Le fœtus a presque 5 mois! Ce n’est plus une simple IVG, c’est un meurtre. Ma mère ne s’en remettra pas. L’épilepsie la frappe.

« La maladie du Diable ». On les a brulées jusqu’à la fin du 18e siècle, les épileptiques...

Tout s’écroule. Adieu veaux, vaches, cochons, couvées... Enfin, adieu la maison, les terres, la « petite entreprise »... Bonjour tristesse. Je grandis dans les décombres. Je deviens une artiste, sinon, quoi d’autre, vu l’état de mon inconscient ?
Le médecin (DLacoste) et la sage-femme (Mme Rose Baudras) 
qui, contre un million de francs de l’époque massacrent ma mère et l’enfant qu’elle porte, abusant de la peur d’une femme et de la superstition de son entourage, gardent l’argent. Ils appartiennent à des familles puissantes. Des notables. Un stade, à Andrézieux, près de Saint-Étienne, porte le nom de l’avorteuse, le stade Roger Baudras...

Pot de fer contre pot de terre.

Quand je sors mon premier livre, Un deuil blanc, où je fais allusion à cette histoire, je suis instantanément couverte de boue. Un système de défense très efficace semble-t-il. Depuis, elle a séché, mais j’en porte encore les traces et j’espère toujours réparation.

Ce sont les mêmes gens, avec les mêmes mentalités, qui se régalent des turpitudes d’un Matzneff et ostracisent les artistes dans mon genre.

J’attends, avec des millions d’autres, « le moment Potemkine » après le moment Matzneff, et j’espère que ce livre-ci, aidera à son avènement.

Chantal Montellier (7 février 2020)

interview de Philippe Sollers, à propose de Désir, de #metoo, de Gabriel Matzneff

Didier Jacob : — Dans Désir, vous vous en prenez à #Metoo et à ce que vous appelez « l’Alliance féministe universelle ». N’est-ce pas risqué de prendre ce parti aujourd’hui ?

Philippe Sollers : — Mais non, #Metoo est une excellente nouvelle. Le fond du sujet, c’est que les questions sexuelles aujourd’hui débattues ne devraient tromper personne sur le but recherché qui est une intimidation générale. Ce qui est visé, c’est l’ensemble de la bibliothèque. D’ailleurs, j’ai prophétisé, dans Femmes, dès 1983, ce qui s’accomplit sous nos yeux.

Mais qu’est-ce qui s’accomplit selon vous en ce moment ?

— C’est la Révolution française qui continue de plus belle. Avec l’émancipation de la substance féminine. Comme a dit quelqu’un que je n’oserai pas citer, « la Révolution n’est pas un dîner de gala », et les dégâts collatéraux sont considérables. Mais Désir permet de prendre la distance révolutionnaire qu’il faut pour trouver que tout cela est finalement très positif. D’autant que cette libération de la parole féminine, qui est partie du cinéma américain, trouve à mon avis son impact majeur en France. Pourquoi ? Parce que la France, à travers sa littérature du XVIIIe notamment, a pris une avance considérable sur l’expérimentation des choses dites sexuelles. On peut d’ailleurs m’accuser vivement d’avoir été très partisan de la publication en Pléiade du Marquis de Sade…

Selon Adèle Haenel, le cinéma français n’a justement pas encore fait sa révolution…

— Moi, je soutiens à fond #Metoo. Je suis pour l’émancipation des femmes. Combien de temps a-t-il fallu pour qu’elles aient les droits élémentaires ? J’ai été fanatique de Simone Veil proposant l’IVG à la tribune de l’Assemblée nationale. C’est la moindre des choses. C’est un moment qu’il faut absolument soutenir, avec comme conséquence des dégâts considérables.

Vous voulez parler de la fin de ce que l’on pourrait appeler « l’horreur masculine » ?

— Ce qui m’intéresse, ce n’est pas qu’on fasse la chasse au mâle blanc hétérosexuel. La vraie question, que je pose dès le début du livre, c’est pourquoi maintenant ? La réponse la plus probable, c’est la régulation technique de la reproduction. Les femmes ont été obligées de subir pendant des millénaires des viols qui devaient consister à les faire engendrer pour les sociétés qui n’attendaient que ça. C’est une histoire terrifiante. « Mon corps m’appartient », c’est très récent. On n’en est qu’au début, ce sont les premiers pas. C’est de ça que je me préoccupe, et surtout à travers les écrivains, toujours meilleurs que les philosophes qui n’y ont jamais vu que du feu.

Pourquoi cette émancipation serait-elle forcément synonyme de contre-désir ?

— Elle peut l’être. Elle peut entraîner un violent mouvement de contre-désir, c’est ça que je condamne. Mais on ne peut pas me faire le procès de contester cette émancipation, si on veut être simplement correct avec moi. Après tout ce que j’ai écrit, tous les livres qui précisent mon amour pour les femmes, les lettres à Dominique Rolin, etc.

Vous avez été l’éditeur de Matzneff. Vous ne regrettez rien ?

— C’est vrai, j’ai publié La Prunelle de mes yeux. Il faut prendre ce livre et celui de Vanessa Springora et les lire ensemble pour savoir un peu qui est cette merveilleuse Springora. Elle-même dit maintenant qu’elle n’avait pas prévu tout ça. D’accord, tout ça, c’est très bien. L’histoire Matzneff est un épisode social français du plus grand intérêt. S’il n’avait rien écrit, rien ne se serait passé. À l’heure où je vous parle, il y a dix mille pédocriminels dans la nature en cours d’exercice.

Donc pas de regret ? VOIR L’article de Dominique Fernandez

— Ce que je trouve le plus étrange, c’est qu’on puisse accuser Matzneff de n’avoir aucun talent littéraire. Le seul qui a eu un peu de bon sens, c’est Dominique Fernandez qui a dit : « Attention à ce que tout ça ne produise pas un effet rétroactif. Baudelaire, etc. On va vous resservir toute la bibliothèque. » Alors Matzneff est-il un écrivain en très fâcheuse posture ? Il n’est pas Shakespeare, nous sommes d’accord, pas le Marquis de Sade non plus. Mais je trouve ce lynchage social extraordinairement préoccupant. C’est une leçon d’intimidation à l’américaine. Intimider tout le monde et surtout les maisons d’édition.

Est-ce que l’éditeur de Matzneff n’a pas sa part de responsabilité ?

— De responsabilité littéraire ?

Non, morale.

— Morale ! Et alors là on tombe dans la phrase de Pivot, autrefois la littérature primait sur la morale, maintenant c’est la morale qui primerait sur la littérature, et moralement c’est un progrès. Eh bien j’ai une attitude qui ne correspond pas à la morale. Mais c’est assez courant dans ce que je fais, il n’y a pas que Matzneff, j’ai publié beaucoup de choses, y compris mes propres livres. J’avais décidé de ne pas parler, mais Elisabeth Philippe [journaliste à « l’Obs »] m’a téléphoné pour me demander pourquoi j’avais arrêté de publier les Journaux de Matzneff. J’ai répondu « par saturation », et c’est vrai. Deuxièmement, et c’est vrai aussi, sa fantasmatique ne correspond pas du tout à la mienne, ce qui est le moins qu’on puisse dire.

Mais dire que l’on prend le risque, à terme, de disqualifier toute une littérature de la transgression, de Baudelaire à Genet, comme l’ont expliqué les soutiens de Matzneff, n’est-ce pas, à l’inverse, prendre le risque de légitimer la pédophilie, au prétexte qu’on serait écrivain et qu’on pourrait dès lors tout se permettre ? VOIR Physique de Genet Bataille, La littérature et le mal

— Un écrivain est toujours coupable. Une phrase de Genet, reprise par Sartre, m’a toujours parue hyper-lumineuse : « La société pardonne plus facilement de mauvaises actions que de mauvaises paroles. » Je crois que c’est vrai. Je crois, comme Flaubert, à la haine inconsciente du style. Attention, cette haine est là.

Mais, comme vous le dites, Matzneff n’est pas Shakespeare…

— Non.

L’affaire Matzneff, qui s’ajoute à l’affaire Moix…

— Maintenant c’est Griveaux…

Mais parlons des écrivains…

— Je vous rappelle que Pavlenski est un artiste russe…

Le milieu littéraire français, qui a été le milieu roi pendant des décennies, n’offre-t-il pas cependant, avec les affaires Moix, et maintenant Matzneff, une image consternante ? L’image d’un entre-soi intouchable où tout est permis, au nom de prétendues qualités littéraires ?

— L’entre-soi dont vous parlez n’a jamais été quelque chose que j’ai pratiqué…

Mais vous êtes au coeur du système !

— Je lis des textes, je les publie ou pas, avec plus ou moins d’accord. J’en ai publié beaucoup et ce que je remarque, c’est que je pourrais écrire encore trois chefs d’oeuvre, on ne m’en parlerait pas mais on me questionnerait sur ce qui pourrait avoir un rapport avec des symptômes sociaux.

L’intelligentsia française est en crise selon vous ?

— Je ne vais pas vous apprendre que la société est en pleine mutation que je crois révolutionnaire.

Mais ce milieu de grande influence, dont vous faites partie, il est en crise lui aussi ?

— C’était un milieu d’influence. Ça aura été. Prenez « l’Observateur » de Jean Daniel. Faisons-le parler d’André Gide. Après ce sera Camus. Et dans le journal, on fera parler des gens aussi étranges que Sartre, Foucault, Barthes, etc. Vous avez devant vous un survivant que l’on veut classer dans le futur antérieur et qui écrit un livre pour dire que le temps continue de plus belle, un temps révolutionnaire.

A l’époque, Denise Bombardier avait eu un certain courage, chez Pivot, pour dénoncer les pratiques de Matzneff. Et vous l’aviez traitée de « connasse »…

— Connasse. Elle a interprété ça comme si je l’avais traitée de mal baisée. Ce qui n’aurait jamais pu me venir à l’esprit. Jamais je n’aurais eu l’idée de traiter une femme de « mal baisée ». Je revois très bien la situation. J’étais en état d’ébriété. J’étais tout simplement bourré, cher monsieur.

Mais sur elle ? — Je n’en pense rien.

Elle a eu un certain courage ? — Qu’on la décore.

Pensez-vous qu’on pourra écrire, publier, avec autant de liberté dans les années qui viennent ?

— Ce n’est pas sûr. Il n’y aura plus de scandale puisque tout aura été contrôlé à la source. Je ne suis pas le seul à m’inquiéter de la liberté d’expression. Il y a une crise anthropologique formidable. Evidemment vous pouvez attaquer Freud, ça a eu lieu, ça continuera d’avoir lieu. Lacan me manque. J’aimerais bien aller le voir, qu’on aille dîner comme autrefois pour rire un peu de la stupidité humaine généralisée, de la névrose emblématique. Heureusement que je peux avoir des conversations un peu poussées sur tout ça, très calmes, avec mon épouse qui est psychanalyste [Julia Kristeva].

Vous êtes fatigué, inquiet ou serein ?

— Tout ça fait partie de la vie qu’on est obligés de mener. Je ne demande aucune commisération. C’est normal. C’est la guerre. C’est la France qui va mal.

En quoi votre personnage de Philosophe inconnu incarne la résistance ?

— Pas la résistance, la révolution. Ce n’est pas la même chose.

Une révolution continuée à l’échelle d’un seul homme ?

— Oui, il n’y a plus que lui.

Il n’y a plus que vous ?

— Ben ouais.

Propos recueillis par Didier Jacob, L’Obs du 19 mars 2020

Immersion dans la logique pédocriminelle
de Gabriel Matzneff 

21 février 2020 Par Antoine Perraud

N’y a-t-il que la police pour mettre le nez dans les écrits de Gabriel Matzneff ? Et pour en prendre la mesure ? La République des lettres n’a pas fait preuve d’une telle conscience professionnelle. Plongée dans des pages et des mots scélérats

 

L’aveuglement volontaire concernant Gabriel Matzneff eut cours jusque chez ses éditeurs. À La Table ronde – où, en 2007, fut mis fin à une mensualisation d’environ 600 euros de l’écrivain –, on se félicite de la décision de ne plus publier son journal que prit, voilà bientôt 30 ans, Denis Tillinac, l’ancien directeur de la maison ; et l’on avoue, avec une moue entendue, n’avoir jamais parcouru, sinon lu, que « deux ou trois romans pas plus » d’un tel auteur, pourtant historique.

Chez Gallimard, le silence, qui doit impérativement régner dans les lieux, est rompu avec parcimonie sous le couvert de l’anonymat : « Matzneff, ce sont les affaires de Philippe Sollers et je n’ai jamais eu le temps ni l’envie d’y jeter un œil », dit l’un. « Je suis contre toute forme de censure, mais un jour, choqué par la lecture d’un passage scabreux, pédocriminel pour tout dire, du journal de Matzneff, je m’en suis ouvert à un confrère et ami, qui m’a regardé comme si j’avais une âme de procureur », dit l’autre.

Un homme de plume, recru d’honneurs, de prix et de lauriers : « L’édition relève trop souvent de l’épicerie. Antoine Gallimard lit moins ses auteurs que leurs courbes de ventes. Matzneff n’était sans doute pour lui qu’un reliquat en stock. Aucun intérêt, comparé aux efforts pour produire un prix Nobel sur pied en la personne de Dai Sijie, cinéaste et romancier chinois méconnaissant le français, mais auquel la maison consacre son énergie créatrice : là gît le futur, tandis que Matzneff ressortit au vestige… »

L’intéressé souffrait, en son ego, d'un tel incognito relatif, qui pourtant le protégeait. En 1974, Gabriel Matzneff rédige Les Moins de seize ans pour la collection « Idée fixe » de Jacques Chancel – aux éditions Julliard, alors dirigées par Marcel Jullian. Il s’agit de permettre « à des écrivains d’énoncer sans détour le secret dont ils ont nourri jusqu’ici sournoisement leurs livres ».

Matzneff assène d’emblée : « La vérité est que si les gens savaient lire, ils n’auraient pas besoin qu’Idée fixe leur mît les points sur les i. Mais voilà, les gens ne savent pas lire, ils ne lisent pas, ils feuillettent nos bouquins au drugstore, ils parcourent en diagonale les articles que la presse nous consacre, c’est bien suffisant, l’important pour eux n’est pas de connaître un auteur, mais de pouvoir en parler. D’où la nécessité d’une explication de texte, comme à l’école, d’où l’utilité d’Idée fixe. »

Les Moins de seize ans s’avère, dans la production matznévienne, frontière entre son activité de diariste, qui lui permet de se livrer sans fard, dans toute sa crudité de prédateur sexuel, et les ouvrages se prétendant plus respectables, dans lesquels il avance pourtant à peine masqué, tant la ligne de démarcation s’avère plus ténue que tenue.

Exemple avec Comme le feu mêlé d’aromates, publié en 1969 et réédité par La Table ronde en 2008. Lors de sa parution, Dominique de Roux écrivit dans Le Magazine littéraire : « Entre les créateurs de la trempe de Matzneff et les rabougris mentaux, fétichistes de l'actualité, il y a la même différence qu'entre les jeunes princes mongols de la cour de Gengis Khan et les évêques gâteux de l'Église de Rome. Par la gloire lente de ses pudeurs, par sa respiration calme et ses éclairs, Comme le feu mêlé d’aromates est, à lui seul, beaucoup plus important que l'ensemble de la pensée dite philosophique en France depuis la Libération. »

Le style fatal flatteur avant la lettre d’un tel dithyrambe, tenant lieu de recension critique, donne à imaginer les crêtes spirituelles auxquelles le lecteur est appelé à se mesurer. Or voici ce qu’il nous y faut lire. La scène se passe en Mai-68, qui trouve l’écrivain en Espagne avec sa « petite amie censée préparer son bachot » mais qui n’en fait rien – Matzneff ajoute alors : « Les filles à diplômes me font peur », ce qui a son importance, nous y reviendrons.

Quelques pages plus loin : « La charmante lycéenne qui m’accompagnait en Espagne a pu, quoique nous ne fussions rentrés à Paris que le 14 juin et qu’elle n’eût pas ouvert un manuel scolaire depuis deux mois, se présenter à son bachot et y être triomphalement reçue. À qui doit-elle en rendre grâce ? Aux trotskystes qui ont bouleversé l’école française ? À mon cher abbé de Saint-Cyran dont le tombeau se trouve à quelques mètres du centre d’examens de la rue de l’Abbé-de-l’Épée ? À Priape, fils de Dionysos et d’Aphrodite, qui malgré son air bougon et sa barbe hirsute, est propice aux amants et qui, dans une inscription grecque gravée dans une statuette du musée du cardinal Albani, est nommé le sauveur du monde ? »

Gabriel Matzneff a disparu des rayons, à la librairie Gallimard du boulevard Raspail (Paris VIIe). Matzneff tombe à l'eau, qu'est-ce qui reste ? Maulnier ! © AP

Tout est en place : la concordance des temps qui signale l’être quintessencié, suffisamment loin du dérèglement pour employer à la perfection le subjonctif imparfait ; l’érudition qui voile d’un clin d’œil complice ce qui ne saurait passer pour souffrances orgiaques infligées à plus petit que soi ; le paravent de la religion accordant forcément le pardon à celui qui rencontre Dieu au septième ciel.

Sûr d’avoir ferré son lecteur, Matzneff enfonce ainsi le clou dans Comme le feu mêlé d’aromates : « Le lit a toujours été le meuble essentiel, souvent l’unique, de mes domiciles parisiens : c’est mon terrain de chasse, fatal à l’innocence des petites perdrix dont, comme chacun sait, le sort est d’être mangées sur canapé. »

Est-ce « beaucoup plus important que l'ensemble de la pensée dite philosophique en France depuis la Libération » ? C’est en tout cas, suivez la chair fraîche ainsi humée à larges narines, une entrée dans la caverne du rapineur : « J’ai toujours eu un faible pour les ogres », est-il écrit en toutes lettres, dans Les Moins de seize ans, au chapitre benoitement intitulé « Les ogres ». Cette caverne aux supplices, un pan de l’œuvre matznévienne en joue donc le rôle de seuil – d’exonarthex pour écrire comme lui.

Entre l’ouvrage prétendu honorable et le tout-venant pédocriminel sans filtre qu’est le journal, Gabriel Matzneff a ainsi conçu son antichambre des horreurs, le jardin d’acclimatation de ses désirs pervers, la membrane à traverser pour mettre cap au pire : des essais, dont Les Moins de seize ans apparaît comme le plus caractéristique.

Extrait : « Lorsque nous allumons un feu dans le cœur de l’un d’eux, nous ne savons pas si, passée la frénésie sensuelle des premiers jours ou des premières semaines, nous aurons encore envie d’alimenter ce feu, nous ne savons pas davantage si nous serons alors capables de l’éteindre. Détacher un/une gosse de soi est parfois plus difficile que de se l’attacher. »

Deux paragraphes plus loin : « L’un des charmes d’une liaison avec un gamin ou une gamine, c’est précisément que la famille et l’école occupant une grande partie de son temps, on ne le/la voit qu’assez peu, que ces brefs instants sont consacrés entièrement à l’amour, et que l’on échappe ainsi à la pesanteur du tête-à-tête permanent, ce tombeau de la passion. »

La phrase suivante est sans appel : « J’ajoute que ces réflexions sur la possessivité de l’extrême jeunesse valent moins pour les garçons que pour les filles. Non que les mômichonnes soient plus sentimentales que les mômes, mais un garçon de quatorze ou quinze ans, même s’il est très épris de vous, sait obscurément qu’il ne passera pas toute sa vie dans vos bras ; au lieu qu’une fille, dès qu’elle est amoureuse, se met à gamberger, rêve de cohabitation, de vie à deux, d’éternité. »

Le livre est dédicacé à une jeune amante sur laquelle avait alors fait main basse Matzneff : Francesca. Des extraits de ses lettres emballées – c’est-à-dire assujetties, domptées, encagées – à son seigneur et maître Gabriel sont reproduits sans vergogne.

« Pourquoi tu me tripotes ? »

Vingt ans après, en 1994, dans sa préface à la réédition du livre, l’auteur écrit ceci : « Les impostures de l’ordre moral n’ont jamais été aussi frétillantes et bruyantes. La cage où l’État, la société et la famille enferment les mineurs reste hystériquement verrouillée. Ravissantes lycéennes ! Écoliers frondeurs ! Ce n’est pas encore demain que vos professeurs puiseront leurs textes de dictée et leurs sujets de dissertation dans Les Moins de seize ans. Ce petit livre au titre innocent, c’est de la dynamite. »

Le pervers inverse les choses. L’innocence est sa partie, tandis que la société encage les enfants qu’il se fait fort d’affranchir. Dans une seconde préface, en 2005, pour la dernière réédition en date (chez Léo Scheer) des Moins de seize ans, l’auteur, du haut de ses 69 ans, se livre à un plaidoyer incendiaire, frôlant le délire, empli de contradictions, dont voici un passage significatif :

« En amour, j’ai horreur de la brutalité, de la coercition. Que l’on rétablît la peine de mort pour les pédophobes, c’est-à-dire les violeurs et les assassins d’enfants, je ne m’en émouvrais guère (en notant cependant que les lois imbéciles contre la philopédie ne peuvent qu’inciter des esprits faibles à paniquer, à violenter). Francesca, quinze ans, dont les lettres d’amour sont le joyau des Moins de seize ans, peut en témoigner, mais aussi Marie-Élisabeth, quinze ans, Olivier […1] ans. […] »

À ce stade du texte, une note indique – elle en dit long sur l’ivresse de la transgression et le sentiment d’impunité d’un écrivain qui se voudrait mutin : « Mon avocat a fait – quel étourdi ! – une tache d’encre sur ce chiffre. Je renvoie les curieux qui voudraient à tout prix le connaître à mon roman Ivre de vin perdu où le jeune Olivier m’a inspiré un charmant personnage prénommé Jean-Marc. »

Et Matzneff de poursuivre sa liste, persuadé de s'élever jusqu’au sommet de « l’air du catalogue », joyau du Don Giovanni de Mozart : « Anne, quinze ans, Fabrice, quinze ans, Vanessa, quatorze ans, Véronique, seize ans, Aouatife, quinze ans, Maud, dix-sept ans, Justine, quinze ans, sans oublier les jeunes filles majeures et vaccinées qui ont partagé ou partagent ma vie. Ce que j’aime, c’est charmer, séduire, conquérir et au lit seule me captive la réciprocité du plaisir et de l’élan. L’amour vénal n’est pas ma tasse de thé et je pense que peu d’hommes ont moins que moi recours à lui. Dans les pays dont je ne parle pas la langue, réduit au rang de l’imbécile touriste lambda, si je n’ai pas apporté mon biscuit, je suis parfois contraint de recourir aux câlins mercenaires ; mais ceux-ci, qu’il s’agisse des pueri delicati d’Hikkaduwa ou des petites michetonneuses du Harrison Plaza, se déroulent toujours sous le signe de la confiance et de la gentillesse. »

La réciprocité n’est que poudre aux yeux. Un égoïsme de fer transpire dans le journal de Matzneff, en particulier dansCarnets noirs (2007-2008), volume publié chez Léo Scheer – avec moins d’interventions d’éditeurs (Philippe Sollers, Christian Giudicelli) ou d’avocats que chez Gallimard : « Je ne peux plus me payer le luxe de perdre mon énergie, ma bonne humeur et mon temps en disputes amoureuses, en fausses ruptures, en bêtises passionnelles qui ont certes durant des années nourri mon inspiration romanesque, vivifié mon travail d’écrivain, mais qui aujourd’hui seraient véritablement surannées. Je vais donc ouvrir ma porte ce soir à Marie-Agnès. Ma porte et mon lit. S’il veut préserver sa bonne humeur, son insouciance, un homme d’esprit doit toujours en revenir à la phrase essentielle, définitive, de Lacenaire dans Les Enfants du Paradis “Lacenaire n’est pas de ceux qui se compliquent l’existence par une histoire de femme. C’est peu de chose, les femmes.” »

 

Autre extrait du même volume, qui donne la mesure de l’autolâtrie endurcie de l’écumeur d’amour, du giboyeur, du prédateur Gabriel Matzneff : 

« Hier après-midi, Anastasia m’a donné un plaisir extrême. Aucune masseuse de Bangkok, aucun michetonneur de Manille ou de Colombo n’aurait pu m’en donner davantage. Dans ces conditions, pourquoi ne pas rester chez soi ? Il y a de la ringardise (j’ai écrit sur ce thème quelques lignes définitives dans Les Passions schismatiques) à ne pas être capable d’avoir une vie amoureuse enthousiasmante dans son pays, à être contraint à l’exotisme pour tirer son coup. Ce que l’on appelle aujourd’hui (en fronçant les sourcils) le “tourisme sexuel” est toujours un tourisme de ratés, de pauvres types. »

Le paragraphe suivant dédouane l’auteur, de façon symptomatique : « Avec, cela va de soi, de notables exceptions : ni Byron, ni Gide, ni Montherlant n’était des pauvres types. 811 et moi nous ne le sommes pas davantage lorsque nous faisons des galipettes en Orient avec le jeune Nelson ou le jeune Lito. En réalité, c’est le grand nombre qui pourrit tout. Le libertinage, dès qu’il cesse d’être aristocratique, réservé à un petit nombre d’hommes, dès qu’il se démocratise, c’est la fin des haricots. Le mal, c’est la promiscuité. »

811, c’est donc Christian Giudicelli, ainsi que le révèle Matzneff, notamment dans une note des Émiles de Gab la Rafale. Christian Giudicelli, membre du comité de lecture de Gallimard, dont le bureau, chaque mardi après-midi, permettait jusqu’à l’automne dernier à son ami et complice Gabriel de faire salon dans la grande maison. Un éditeur du cru osa un jour questionner Giudicellli sur ses virées pédocriminelles en Asie : « Tu ne peux pas comprendre, les enfants, là-bas, ont un autre statut, une autre fonction, d’autres désirs moins inassouvis qu’en Occident », répondit Giudicelli à son interlocuteur, effaré par un tel tropisme raciste justifiant l’injustifiable.

Tout au long des différents tomes du journal de Matzneff, le verni dandy ne cesse de craqueler pour laisser place à la bassesse et à la beaufitude (lire sous l'onglet « Prolonger »). À preuve « une hymne » (ce substantif est féminin dans le champ religieux et masculin dans le domaine profane) reproduite, p. 298 des Carnets noirs 2007-2008, avec ce commentaire : « Certes, ce n’est l’Ode au maréchal Pétain de Paul Claudel mais, chanté à tue-tête sur les bords de la Cèze par Giudicelli (qui a composé la musique) et Matzneff, ça a de la gueule. » Voici le cantique en question :

Pourquoi tu me tripotes ?
Parce que je suis ton pote !
Pourquoi tu me chatouilles ?
Parce que t’as d’belles couilles !
Pourquoi tu me taquines ?
Parce que t’as une grosse pine !
Pourquoi tu me la suces ?
Parce que t’as pas d’prépuce !
Pourquoi La Roque-sur-Cèze ?
Parce que c’est là qu’on baise !
Pourquoi tu gesticules ?
Parce que tu éjacules !
Pourquoi est-ce qu’tu m’grattes ?
Parce que j’adore ta chatte !
Pourquoi pas la Royal ?
Parce qu’elle baise trop mal !
Pourquoi pas Sarkozy ?
Parce qu’il n’a pas d’zizi !

À quelques pages d’une telle momerie, ce paragraphe : « Les théologiens orthodoxes de 2008, Jean-François Colosimo, Bertrand Vergely, même si dans le privé ils me disent volontiers ce qu’ils me doivent, n’aiment pas trop proclamer cette dette dans leurs ouvrages et je n’apparais guère dans leur abondante bibliographie ; mais après ma mort il y aura, j’en suis convaincu, des chercheurs qui sauront dire mon apport à la réflexion existentielle du vingt-et-unième siècle. »

« La légèreté, l'insouciance m'habitent »

L’imposture et la nullité font bon ménage au long de carnets répétitifs, assommants, écœurants, tournant autour de rituels fétichistes et mécaniques : l'obsession de son poids sur la balance, les crus qu'il se siffle dans une litanie de restaurants dûment cités, la haine du monde moderne, le mépris de ses contemporains, et bien sûr ses monomanies sexuelles, assouvies – résumons en édulcorant – une fois qu'il a pu visiter sans encombre les trois havres qu’il s'assigne chez ses jeunes proies féminines.

Matzneff ne voit autrui que comme la prolongation de sa personne et de ses désirs, qui seuls priment, en un égoïsme qui ne saurait se parer d’égotisme : « Les filles que je baise gratis, les filles qui m’aiment, le prix, ce n’est pas mon fric, c’est mon temps. Après la baise il faut rester ensemble, les distraire, leur consacrer la soirée, parfois dormir avec, ça n’en finit plus. »

Or dans le même temps, l’écrivain collectionneur ne supporte pas qu’une de ses conquêtes lui échappe, établisse la moindre distance, retrouve l’autonomie qu’il avait consciencieusement, sadiquement, annihilée. Il se plaint que sa première (et seule) épouse soit devenue féministe. Il craint, nous l'avons vu, « les filles à diplômes ». Il les veut nues : sans défense, à sa main, sous son emprise.

Il lui faut, mentalement, les posséder à jamais. Gare aux transfuges, comme cette Anne ainsi exécutée : « Eh bien, elle m’a répondu, et répondu pour m’annoncer qu’elle était grosse, qu’elle s’était fait bouter un poupard dans le Capitole par je ne sais quel connard de jeune cadre dynamique ! Ma géniale Anne ! En cloque ! Et d’un autre ! Quelle surprise ! Quelle déception ! »

Idem concernant celle qui devait, en janvier 2020, signer sa perte avec Le Consentement. Il apprend, en 2007, que cette ancienne proie ayant échappé à ses griffes est mariée, mère d’un enfant : « J’espère que Vanessa aura, si c’est un garçon, prénommé son mouflet Gabriel. »

L’écrivain, privé de butin charnel, entend que la coercition se poursuive par les lettres : « Ni Anne, ni Aouatife, ni Éléonore ne lisent plus mes livres, elles ont tenu à me le faire savoir. J’espère néanmoins, lorsque les lignes ci-devant seront publiées, que quelqu’un leur mettra le nez dessus, à ces minables renégates. »

Pour comprendre la revanche de Vanessa Spingora et la rage de Gabriel Matzneff qui prétend ne pas avoir lu Le Consentement, il faut imaginer l’insupportable effet boomerang littéraire produit sur l’épingleur épinglé. Dans un texte mis en ligne sur le site des éditions Léo Scheer à l’été 2007, prétendument consacré à Nathalie Rheims mais qui ne concernait que lui, l’écrivain dépouilleur des reins et des cœurs commençait par jouer au Pygmalion : « Longtemps, j’ai eu la conviction qu’une des jeunes femmes qui ont partagé ma vie écrirait un roman sur nos amours. » Puis il fermait la porte à une telle hypothèse : « L’écrivain, c’est moi. C’est à moi, non à elles, qu’incombe la charge d’être le scribe de nos amours. Picasso a peint ses épouses et ses maîtresses, parfois habillées, le plus souvent nues, mais aucune d’elles n’a songé à peindre Picasso. »

Dans son journal, à propos de ce billet de blog qui cloue au pilori des êtres qui ne sont plus que pour avoir été sacrifiés par ses soins, Matzneff note : « Je me demande qui la lira des ex que j’y évoque ! » Il était loin d’imaginer – il n’en est toujours pas revenu – que moins de treize ans plus tard, l’une de ces femmes traitées comme jouets se saisirait de l’écriture pour le terrasser.

Lui qui en était encore à s’échauffer la bile dans ses Carnets noirs : « Ces lamentables truqueuses me donnent la nausée. Heureusement il y a mon journal, heureusement il y a leurs lettres, désormais en sécurité, pour témoigner de ce que nous avons vécu. »

En sécurité ? Oui, à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) : « Ce matin, assemblée générale de l’IMEC, rue de Rivoli. Quel soulagement, avoir mon carteggio amoureux à l’abbaye d’Ardenne, quelle tranquillité, quelle liberté ! » Un peu plus loin, toujours dans les Carnets noirs : « La légèreté, l’insouciance m’habitent depuis qu’en septembre 2004 j’ai mis en sécurité l’ensemble des archives de ma vie amoureuse (lettres, photos, documents divers). »

 

 

En 2006, Gabriel Matzneff dédiait son roman Voici venir le fiancé au directeur de l’IMEC, Olivier Corpet, et à son bras droit, Albert Dichy. En janvier 2020, Mediapart contactait Albert Dichy et la remplaçante d’Olivier Corpet, Nathalie Léger, qui firent les morts. Le 12 février 2020, la police perquisitionnait l’IMEC à l’abbaye d’Ardenne pour récupérer les pièces à conviction qui gisent dans le « carteggio amoureux ». Nouvel effet boomerang pour un écrivain qui ne croyait pas si mal dire : « Quelle tranquillité, quelle liberté ! » Le voici prisonnier de ses écrits, les fonctionnaires de l’Office central pour la répression des violences aux personnes l’ayant pris au pied de la lettre.

Idem pour son coffre dans un établissement bancaire : la police n’a eu qu’à lire, pour perquisitionner, des passages de son journal, tel celui-ci : « Même si un jour j’étais atteint de la maladie d’Alzheimer, ce ne serait pas grave : ma mémoire est archivée, l’essentiel de mon travail est publié, mes carnets noirs inédits sont au coffre-fort, ce serait bien tranquille que je m’enfoncerais dans la brume. » Le piège s’est refermé sur le fanfaron obnubilé, intoxiqué, drogué de soi-même ; jusqu’à devenir son propre historiographe et conservateur du patrimoine.

Jusqu’où est allé, en miroir de celui de la critique littéraire et de ses éditeurs, l’aveuglement volontaire de Gabriel Matzneff en personne ? Il a longtemps joué au bravache, se posant en victime des « conditions atmosphériques », c’est-à-dire de tous ces « oukases des ligues de vertu ». Il tempête dans son journal, accablé « par la crétinisation de la planète, par la confusion désormais officielle, obligatoire, entre le donjuanisme et la coercition, la séduction et le viol, Casanova et Dutroux ».

Certaines pages témoignent d'une effronterie crâne : « Nous dînions, un remue-ménage dans la rue nous a fait mettre le nez à la fenêtre. En bas, des policiers fouillaient (puis ont embarqué) deux jeunes gens. Marie-Agnès, après avoir jeté un coup d'œil et vu les flics, m'a lancé d'un ton narquois : – Pour une fois, c'est pas pour vous ! » Histoire de donner idée du mélange de cynisme et d’inconscience du personnage, il y a cette phrase, écrite à 71 ans : « À ce jour, je n’ai aucune amante de moins de vingt ans. La plus jeune vient de fêter son vingt-septième anniversaire. Quelle dégringolade ! »

Roué, l’homme se pose en victime expiatoire, ainsi à même de rallier à son panache tous ceux qui n’ont pas eu l’occasion de défendre l’embastillé Voltaire, le proscrit Hugo, le persécuté Baudelaire : « À droite comme à gauche, l’individualisme hédoniste a toujours eu mauvaise presse et, dans les périodes troublées, il devient immanquablement le bouc émissaire, la source de tous les maux de la société. Comme chacun sait, le responsable de la débâcle française de 1940, c’est André Gide. »

Toutefois, Matzneff pousse l’impudence pétocharde jusqu’à relater ainsi sa réaction à l’élection de Nicolas Sarkozy, le dimanche 6 mai 2007, que lui annonce un maître d’hôtel de la brasserie Lipp où il dîne : « Quel soulagement ! Sarkozy parle (comme la Royal) un français approximatif, il ne doit guère s’intéresser aux arts et aux lettres, nous n’avons pas les mêmes opinions sur les États-Unis, sur l’Europe, sur la politique arabe de la France, mais ce nonobstant j’éprouve un plaisir immense à la nouvelle de la défaite de la ligueuse néo-pétainiste qui, si elle avait triomphé, aurait poursuivi avec une haineuse pertinacité les libertins, les philopèdes, les “pervers”. »

Et il ajoute cet aveu qui en dit long : « Sarkozy, lui aussi, s’est cru obligé, au cours de cette campagne électorale hyperconservatrice, de rompre des lances contre l’hédonisme, mais lui, c’est Berlusconi, les histoires de culottes Petit Bateau, il s’en fout. Avec lui nous serons bien tranquilles. »

Cette phrase pose deux questions. La première, en forme de zoom : qui désigne ce « nous » à même de jouir d’une tranquillité assurée – les « philopèdes », c’est-à-dire les pédocriminels, formeraient-ils une petite forêt que n’entendrait pas cacher à lui seul l’arbre Matzneff ?

La seconde question relève du panoramique politique. Comment un tel écrivain, dont les « galipettes » en Asie s’apparentent à la continuation des expéditions coloniales par d’autres moyens, a-t-il pu bénéficier d’amitiés et de protections à gauche – contrairement à un Renaud Camus qui s’est uniquement blindé à droite toute ?

Une cartographie de ce petit milieu

Gabriel Matzneff ne cache pas toujours son racisme, dont témoignent, par exemple, ces lignes : « Ce brave Césaire, le “nègre fondamental” (sic), a eu droit aux obsèques nationales qui furent refusées à Proust, à Gide, à Céline, à Montherlant, à Claudel, à Sartre, à Aragon. »

Or l’écrivain délictueux ne cesse de se revendiquer de certains membres du parti socialiste, par-delà François Mitterrand – avec lequel, en 1965, il cherchait, au jardin du Luxembourg, le chemin le plus court pour atteindre l’Élysée. Matzneff se réclame de l’amitié de l’ancien maire de Paris Bertrand Delanoë, et surtout de son adjoint à la culture – qui occupe aujourd’hui les mêmes fonctions aux côtés d’Anne Hidalgo : Christophe Girard.

Celui-ci a accepté, au mois de janvier, de répondre à Mediapart. Il est souvent cité dans les Carnets noirs 2007-2009. Gabriel Matzneff y consigne, par exemple, avoir assisté à une réunion électorale sur son invitation. Christophe Girard élude : « Oh ! vous savez, il venait en s’invitant lui-même. » Christophe Girard a reçu, en service de presse et dédicacés, tous les livres publiés par l'écrivain depuis près de trente ans, mais il dit ne pas avoir pris le temps de les lire – comme tout le monde, semble-t-il.

Gabriel Matzneff, en février 2019, à la librairie «Les Cahiers de Colette» à Paris (IVe), avec à sa gauche Guillaume de Sardes et à sa droite Christophe Girard (Matzneff a en main le roman historique «Perdre la paix. Keynes 1919» publié en 2015 par Christophe Girard chez l'éditeur suisse Hélice Hélas). © DR

Vient la question essentielle : n’y a-t-il pas eu, de la part de certains homosexuels se situant à gauche, la tentation de couvrir la pédophilie au nom d’une solidarité fantasmée reliant les parias de la société ? Plutôt que de répondre sur ce lien idéologique illusoire, Christophe Girard préfère prendre ses distances : « Nous n’étions pas dans le même couloir, nous n’avions pas le même imaginaire ni les mêmes fantasmes ou désirs, Matzneff et moi. » Cette réponse, qui cherche à distinguer, alors que l’interrogation portait sur le pourquoi d’une entraide abusive, retrouve curieusement une veine matznevienne.

Dans Les Moins de seize ans, l’écrivain affirme en effet : « Ce qui me captive, c’est moins un sexe déterminé que l’extrême jeunesse, celle qui s'étend de la dixième à la seizième année et qui me semble être – bien plus que ce qu'on entend d'ordinaire par cette formule – le véritable troisième sexe. » Pour en arriver à ceci : « Être homosexuel, c'est désirer son semblable, son double. La différence d'aspect somatique, d'âge et de mentalité font qu'un homme de plus de vingt ans et un gosse sont des êtres profondément hétérogènes. Une fille de seize ans et un garçon de quatorze ans se ressemblent plus qu'un homme adulte ne ressemble à un garçon de quatorze ans. »

Soudain, pour Mediapart, Christophe Girard se livre à une vibrante apologie du livre de Vanessa Springora, qui « ouvre la voie à ceux qui n'ont pas encore osé aborder de front une telle épreuve si douloureuse », laissant entendre que la différence capitale d'avec Matzneff, c'est que pour sa part, il a fait partie des proies et non des chasseurs.

Venons-en à la question financière. Gabriel Matzneff mène grand train, voyage en première classe par haine du tourisme de masse si l'on en croit son journal, ne se refuse aucun restaurant et trouve refuge dans des hôtels grand genre. Une telle aisance, murmure le milieu vipérin de l'édition, devrait aux mécènes germanopratins habituels, au rang desquels Christophe Girard. Celui-ci dément aider financièrement l'écrivain sulfureux : « Simplement, lorsque j'étais secrétaire général de la Fondation Yves Saint Laurent, Pierre Bergé, qui avait ses œuvres, m'a demandé, dans les années 1990, de veiller à ce que Gabriel Matzneff puisse vivre à l'hôtel, dont la note était réglée par la fondation, entre le moment où il a vendu son petit appartement près du Luxembourg et le moment où la ville de Paris lui a affecté un studio dans un autre quartier du Ve arrondissement. »

 

À l’échelle parisienne, l’écrivain prétendument maudit s’est constitué un réseau de protecteurs – essentiellement masculins –, dont témoignent les différents volumes de son journal, qui finit par former une cartographie de ce petit milieu. Certaines pièces maîtresses ont disparu au fil du temps, tel Jean d’Ormesson, ou encore Jean Miot, son voisin du dessus dans l’immeuble de la ville de Paris, ancien grand manitou du Figaro et pilier de la franc-maçonnerie. Les connaissances se voûtent – Roland Dumas –, ou blanchissent secrètement : Jack Lang. Mais les vieux de la vieille résistent : Philippe de Saint-Robert, passé de Georges Pompidou à Radio-Courtoisie, François d’Orcival de Valeurs Actuelles, Roland Jaccard – longtemps au Monde des Livres.

Chez Lipp, on bavarde avec Jérôme Béglé du Point et le confrère Philippe Besson. On croise le critique dramatique Jacques Nerson. On dîne chez Paul-Marie Coûteaux, éternel forban des courants d’extrême droite. Bernard-Henri Lévy n’est jamais loin. Franz-Olivier Giesbert traîne souvent dans les parages. Gilles Pudlowski a toujours un compliment sur le feu. Frédéric Beigbeder rend service et service lui est rendu : « À France Inter où j'enregistre une émission avec Frédéric Beigbeder : il parlera de mon dernier livre et moi du sien. »

Et puis, la relève existe. Chez les avocats, où Emmanuel Pierrat prend la suite du fidèle Henri Fabre-Luce. Parmi les éditeurs, grâce à Pierre-Guillaume de Roux. Au sein de la critique littéraire, surtout, où surgissent de jeunes thuriféraires s’arrangeant pour se hisser jusqu'au Monde : Vincent Roy ou encore Florent Georgesco, à l’origine salarié des éditions Léo Scheer. M. Georgesco, désigné au rang d'ami fidèle, est vivement remercié dans Carnets noirs 2007-2008 pour son « œil typographique » : il est passé derrière les correcteurs de Gallimard pour faire la chasse aux coquilles émaillant Les Demoiselles de Taranne.

L’endogamie, le copinage, la complaisance et la corruption intellectuelle suintent à chaque page. Il y a ceux qui allaient rompre dans les années 2010, mais qui sont encore proches dans la décennie précédente : Christine Angot et, dans une moindre mesure, le critique véhément Juan Asensio. Il y a Emmanuel Carrère qui, selon l’intéressé, y va d’une déclaration enivrante – et sans doute enivrée : « Je voulais vous dire l’admiration que j’ai pour vos livres et pour votre vie, pour celui que vous êtes. Sachez que nous sommes nombreux à vous admirer et à vous aimer. Et puis, vous êtes beau ! »

Gabriel Matzneff consigne également ses conversations avec le médecin Yves Pouliquen, de l’Académie française – mort le 5 février dernier. Ce président d'honneur de l'Organisation pour la prévention de la cécité encourageait son confrère, de cinq ans son cadet, à se faire moins de tort social en cessant de se divulguer plus que de raison. « Il évoque son vieux cheval qui a terminé sa vie dans un pré entouré de six juments et opine que mes ex devraient, elles aussi, constituer une société qui veillerait sur moi dans ma vieillesse, adoucirait mes vieux jours », note le diariste.

Ainsi parrainé, prémuni, voire épaulé, mais proclamant être ostracisé à longueur de pages, Gabriel Matzneff se leurre lourdement : immense écrivain il est, va-t-il répétant. Parfois le doute s’insinue. De même que le donjuanisme camoufle une fuite face aux camouflets érectiles, le grand-prosateur-qui-prend-la-pose pressent qu’il ne tient pas la route de la postérité.

Parmi tant d’abjections et de miroitements narcissiques, de temps à autre, la prose désespérante de fatuité de M. Matzneff cède, pour aussitôt l’étouffer, à la puissance du vrai : « Parfois, trop souvent, j’ai le sentiment que mes lecteurs (masculins) les plus fervents m’admirent et me lisent pour de mauvaises raisons, pour ce qu’il y a de pire en moi ; que j’assume leur part d’ombre ; qu’ils vivent à travers moi ce qu’ils n’oseraient jamais vivre. »

Ou encore et pour finir : « Si mes livres me survivent, je serai justifié. Si mes livres sont encore vivants cinquante ans, cent ans après ma mort, je serai justifié. Si mes livres meurent avec moi, je n’aurai été qu’un aventurier. »

Ses livres sont morts avant lui. Que n’aura-t-il été, en définitive ?

quelques dessins politiques de Chantal Montellier
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