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Les Cahiers de l'Égaré

Il y a 100 ans : 14-18 / Yves Gibeau/Le chemin des dames

8 Novembre 2018 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #pour toujours

Constellation de la douleur, monument inauguré en novembre 2007 à Craonne, réalisé par Christian Lapie

Constellation de la douleur, monument inauguré en novembre 2007 à Craonne, réalisé par Christian Lapie

Yves Gibeau :
«  Comment se débarrasser
de la connerie militariste ? »


J'en connais qui larmoient sans cesse, blessés qu'ils sont dans leur petit chauvinisme culturel : « Ah ! Ce n 'est pas en France qu'on ferait du cinéma politique comme en Italie ! » Ah bon ? Parce que Godard fait du cinéma à l'eau de rose ? Parce que Truffaut, Resnais et Costa-Gavras, pour ne citer qu'eux, n'ont aucun courage ? Parce que Boisset n'existe pas, peut-être ? Désolé de vous contredire, chers chatouilleux, mais l'hypertrophie du cocorico a rebours doit rendre aveugle ! Car, si vous ne le savez pas, et pour s'en tenir à son seul cas, Yves Boisset existe bien. Je l'ai rencontré parfois. Je l'ai croisé récemment. Lors d'une projection de son dernier long métrage : « Allons z'enfants ».
Encore un film coup de poing. Boisset est décidément un homme qui se choisit des « sparring-partners » bien dangereux. Un cinéaste qui ose traiter tous les sujets tabous sur lesquels l'ordre moral de la Ve République aimerait couler une chape de silence. En 1972, il a porté à l'écran l'affaire Ben Barka dans « l'Attentat ». En 1973, la guerre d'Algérie dans « R.a.s. ». En 1975, le racisme ordinaire et quotidien dans « Dupont Lajoie ». En 1976, les relations entre la pègre et la police dans « le Shérif». Aujourd'hui, avec «Allons z'enfants », il cloue l'armée au pilori. Il donne à voir un cancer de plus dont souffre la France mais dont elle ne détient pas l'exclusivité : la bêtise militaire, la bêtise dangereuse et assassine.
Des mômes, crânes rasés, tournant dans une cour de caserne comme des fauves matés dans la cage d'un cirque. Deux cents mômes claquant des galoches dans la neige et rythmant leur pas mécanique au son du refrain le plus débile qui soit : « Le pinard c'est de la vinasse... ». Ce n'est qu'un début. D'autres « gaîtés » les attendent : les coups, les brimades, les interdits, le bourrage de crâne guerrier, les ordres stupides, l'apprentissage de la soumission systématique... Cela se passe en 1936, dans une école d'enfants de troupe ; mais, cela pourrait se passer en 1981... En 1936, Simon Chalumot, placé là par un père ancien combattant et borné, fera tout pour fuir cet univers de répression et d'oppression : évasion, suicide... Il ne s'en échappera définitivement que pour aller se faire tuer au front, en 1939, en essayant de sauver un soldat allemand blessé.
           
Le film de Boisset est tiré du livre d'Yves Gibeau, « Allons z'enfants », dont la parution, au début des années cinquante, fit grand bruit. Le roman se vendit à plus de trois cent mille exemplaires. Sa lecture valut aux appelés d'Algérie qui osèrent le faire circuler quelques séjours au « trou ». Etienne Lalou fut un temps écarté de la radio pour avoir osé en parler avec chaleur. Aujourd'hui encore, il est interdit de le lire dans les casernes françaises. Boisset, lui, l'a lu alors qu'il n'avait qu'une quinzaine d'années. Il a aussitôt rêvé d'en faire un film. II a mis plus de vingt-cinq ans à réaliser son rêve. Non sans difficultés : si Yves Boisset et Jean Carmet n'avaient pas investi leurs cachets dans la production, le film n'aurait pas vu le jour. Si Boisset n'avait pas rencontré un maire socialiste (celui de Chambéry, ancien objecteur de conscience) pour lui louer des bâtiments militaires achetés par la municipalité, l'armée française n'aurait sûrement pas prêté une caserne pour les besoins du tournage d'« Allons z'enfants »... Et tous ceux qui aiment à « casser du pacifiste », comme d'autres aimaient « casser du viet ou du felhouze », se seraient frottés les mains de plaisir.
Dans le livre et dans le film, le pacifiste, l'enfant qui n'aime pas la guerre et le dit à haute voix à la face des gradés, s'appelle Simon Chalumot. Dans la vie, il s'appelait Yves Gibeau. Comme son héros, il a vécu l'école des enfants de troupe et la guerre. Seule différence : dans le livre, Chalumot meurt ; dans la vie, Yves Gibeau en a réchappé et a pu témoigner. Gibeau n'est pas seulement l'auteur d'« Allons z'enfants » (Calmann-Lévy). Il a également écrit : « le Grand Monôme », « ...Et la fête continue », « les Gros Sous », « la Ligne droite » et « La guerre, c'est la guerre ». Puis, il s'est tu, à l'aube des années soixante. Il a l'intention de s'y remettre... pour écrire sur son enfance. On saura donc bientôt ce que fut la prime jeunesse, avant qu'il n'aille croupir aux enfants de troupe, d'Yves Gibeau. Pardon, de Simon Chalumot.
           
«L'UNITE» : Un peu partout autour de vous, ici, dispersés dans votre maison de Montmorency, on trouve des objets et des affiches qui rappellent la guerre. Dans un coin, vous avez même constitué un véritable petit musée de guerre : des grenades, des fusils, des casques, des douilles, des gamelles, des boutons de capote... Bizarre, tout de même, cette fascination chez un écrivain qui a consacré l'essentiel de son œuvre à dénoncer la guerre et son bras séculier : l'armée...
YVES GIBEAU : Ce n'est pas une fascination morbide. Vous avez déjà vu des films de guerre ? Moi, j'ai vu la guerre. C'est un spectacle que je ne peux pas
oublier, qui m'habite. Je suis né en Champagne pendant la Première Guerre mondiale. J'ai même été obligé de dormir, j'avais à peu près deux ans, dans des tranchées de la bataille de la Marne. J'ai rejoint en Pologne, à la fin du conflit de 14-18, avec ma mère, mon beau-père qui était alors dans l'armée de Weygand. J'ai passé des années dans des antichambres de la guerre : les écoles d'enfants de troupe. J'ai été « rappelé » pour la Seconde Guerre mondiale. J'ai fait la « drôle de guerre ». J'ai été fait prisonnier à Malo-les-Bains, près de Dunkerque. Je suis allé en captivité. Au total, j'ai passé près de treize ans en costume de guerre. Comment voulez-vous que j'oublie ?
Il suffit d'aller à Verdun. Là, sur douze kilomètres carrés, H tombait cent mille obus par jour. Là, on a retrouvé trois cent mille cadavres. Mais, H y en a encore cent mille qui n'ont jamais été exhumés ! Alors, quand je retrouve une balle, quand je retrouve un bouton de capote, quand je regarde un casque troué, derrière chacun de ces objets c'est un être humain que je vois : un vivant qui est mort à cause de la guerre. Je ne peux pas oublier, je ne veux pas oublier les souffrances, la mort. Je ne suis pas né antimilitariste. Mais chacun des objets que je collectionne témoigne pourquoi je le suis devenu.
— On dit que votre antimilitarisme a contaminé un de vos amis qui s'appelait Boris Vian. On dit que c'est un peu à cause de vous qu'il a écrit la chanson « le Déserteur ». Est-ce exact ?
— Boris était au moins aussi antimilitariste que moi. Il avait traduit les souvenirs du général Bradley qui s'intitulaient : « Mémoires d'un soldat ». Quand il dédicaçait un exemplaire à ses amis, il rayait un mot, le remplaçait par un autre et ça devenait : « Mémoires d'un conard ». Nous étions voisins boulevard de Clichy. C'est moi qui l'avais fait venir sur le même palier alors qu'il cherchait un appartement. Il a composé, c'est vrai, une chanson qui s'appelle « Allons z'enfants », comme mon livre. Quand j'écrivais ce roman, il me demandait souvent : « Alors, où en êtes-vous, Chalumot ? ». Et je crois que c'est l'histoire de Chalumot qui lui a fait écrire « le Déserteur ».
— Seriez-vous devenu écrivain si vous n'aviez pas rencontré des gens comme Boris Vian ou Albert Camus, qui a été votre rédacteur en chef à « Combat » ?
— J'avais déjà commencé à écrire, quand j'étais aux enfants de troupe. Des poèmes. Et j'étais toujours premier en français. J'ai toujours aimé écrire. J'ai pris ce goût en lisant. J'ai eu la chance d'avoir un grand-père qui avait une bibliothèque prodigieuse. C'est là que j'ai découvert Ponson du Terrail, Marcel Allain, Louis Noir, Aristide Bruant. C'est là que j'ai pu lire « Fantomas », « les Bas-Fonds de Paris ». J'ai eu accès à d'autres auteurs, à d'autres livres dans la bibliothèque de la petite école où je suis allé, dans le village d'Avaux, dans les Ardennes : Alphonse Daudet, Eugène Le Roy, Erckmann-Chatrian, « le Petit Chose », « Jacquou le Croquant », « Histoire d'un conscrit de 1813 ».
Mon beau-père était militaire. Mes parents ont déménagé trente fois. Parfois, notamment quand ils sont partis à Tombouctou, je ne les ai pas suivis. Mais, quand je vivais avec eux, l'enfant que j'étais a été très frappé par la boulimie de lecture de sa mère. Elle lisait tout et n'importe quoi, même des romans d'amour à vingt sous. Elle lisait même en mangeant. Je me souviens encore du plaisir qu'elle y prenait et qui se voyait à chaque instant sur
son visage. J'ai attrapé cette passion familiale. Et c'est elle qui m'a conduit à écrire. . — Vous vous souvenez du premier livre que vous avez lu ?
— Oui. J'avais cinq ou six ans. C'était « Han d'Islande ». Et ce qui m'avait surtout marqué, c'était les noms propres inventés par Victor Hugo, des noms compliqués avec des h et des j partout. Mais ma lecture décisive, celle qui m'a le plus impressionné, c'est « Titi le moblot », l'histoire d'un enfant de la guerre de 1870 qui s'était engagé à quatorze-quinze ans. Une histoire de guerre, déjà...
— A treize ans et demi vous vous êtes retrouvé « encaserné » à l'école militaire des Andelys, dans l'Eure. Vous avez pu continuer à y lire librement ?
— Non, évidemment. Nous n'avions accès qu'à deux collections : la Bibliothèque Verte de chez Hachette et la collection Nelson. Mais nous n'avions pas le droit de lire en classe. Et nous avions peu de temps de libre : en dehors de la classe, il y avait les leçons à apprendre et les exercices militaires à faire. Il était difficile de trouver et le temps de lire et le lieu d'isolement nécessaire. Malgré tout, je lisais en cachette. Et, chaque fois que j'allais en permission, je rapportais des bouquins, des livres de Michel Zevaco surtout. Mais je n'en rapportais pas beaucoup ; j'avais peur de me les faire piquer par les sous-off.
— Dans « Allons z'enfants », Simon Chalumot rêve d'entrer dans le monde du cinéma. C'était aussi l'espoir d'Yves Gibeau quand il était enfant de troupe ?
— Aux enfants de troupe, nous étions tous fous de cinéma. Moi, j'avais dû voir mon premier film à l'âge de cinq ans. Je rêvais de devenir metteur en scène. A sept-huit ans, alors que j'allais à l'école au Perreux, j'avais vu « le Miracle des loups » de Raymond Bernard. Dans un dépôt d'ordures, derrière l'école, j'avais retrouvé un petit morceau de pellicule qui avait dû être jeté là après une cassure. Je me souviens que je montrais ce bout de film à tout le monde... Un autre film m'avait touché; ma mère me l'avait emmené voir dans une Maison du peuple : « Titi, premier roi des gosses ». Et puis, dans le village de mon grand-père, dans le bistrot du pays, j'avais vu « Jim le harponneur », avec des effets de nuit verts, puisqu'à cette époque on teignait la pellicule... Ce qui fait que très vite je me suis mis à collectionner les journaux de cinéma et à découper les photos de cinéma. Ce qui fait que j'ai gamberge et que je me suis dit : « Un jour tu feras du cinéma. »
— Pourquoi n'en avez-vous pas fait ? Pourquoi vous êtes-vous mis à faire des livres ?
— J'aurais été incapable de mener les deux de front. Je ne me vois pas passer ' d'un livre à un scénario. Je ne suis pas un « homme de lettres » organisé qui peut se dire : « Bon, ce matin, j'écris deux pages de mon bouquin ; et, demain matin, je m'occuperai de mon scénario. » Mais j'avoue que j'ai essayé de faire du cinéma. Pour vivre et pour pénétrer le milieu, j'ai fait de la figuration. J'ai vite été écœuré par la mentalité de « fonctionnaires » des « frimants » (figurants en argot de métier). Et je me suis aperçu que ce cul-de-sac né pouvait pas mener à la mise en scène. J'ai également voulu commencer une encyclopédie du cinéma ; Henri Langlois m'a mis une chambre à disposition à la Cinémathèque, avenue de Messine ; mais le projet est tombé à l'eau...
Parallèlement, j'ai été pris dans l'engrenage des livres. Un jour, un copain m'a dit : « En captivité, tu faisais ton journal. Pourquoi tu ne ferais pas un livre sur la captivité ? » J'ai répondu : « Oui, pourquoi pas ? Je vais essayer. » C'est comme ça que j'ai écrit « le Grand Monôme ». Ce n'était pas un livre transcendant. Il était plutôt mal écrit et un peu trop influencé par Céline à grand renfort de points d'exclamation. Mais il s'est bien vendu et il m'a valu la bourse Blumenthal, que Malraux avait déjà obtenue... Puis j'en ai fait un deuxième. Et l'écriture des livres m'a emporté...
— En écrivant vos romans, vous n'avez jamais pensé au cinéma ?
           
— II y a dans mes livres, c'est exact, un côté visuel. Je ne suis pas très doué pour faire vivre les personnages de l'intérieur. Je suis plutôt fait pour les scènes dialoguées et les descriptions. Mais, je n'ai jamais pensé au cinéma en écrivant mes bouquins. Sauf pour « les Gros Sous ». Et ça ne m'a guère réussi ; puisque Lorenzi, Carné et Rouquier qui ont successivement pensé à une transposition cinématographique n'ont jamais réussi à en faire un film.
En fait, mon premier film, je viens de le faire par personne interposée : « Allons z'enfants » d'Yves Boisset.
— Le ton du film n'est-il pas un peu outrancier ? Boisset ne donne-t-il pas un visage caricatural de l'armée ?
           
— Je connais le refrain. On me dit : « Les sous-off du film ne sont pas vraiment subtils ! » Je réponds : « Vous en connaissez, vous, des sous-off subtils ? » Des caricatures vivantes, comme celles du film, il y en a plein les casernes. Je suis retourné il y a quelque temps, avec ma femme et mes deux filles, à l'école militaire de Tulle, où j'avais vécu en 1932 et 1933. Nous sommes tombés sur un sous-officier aussi bouché et caricatural que le sergent Billotet dans le film de Boisset. Aux Andelys, l'autre jour, j'ai revu un type de ma promotion, un ancien enfant de troupe : il était la suffisance même. Non, le film n'exagère en rien. L'univers militaire, c'est autre chose que le défilé des gentils petits soldats sous le soleil du 14 juillet. L'univers militaire, c'est vraiment cette bêtise ambiante.
Certes, il y a des militaires qui échappent à cette règle de la bêtise : je pense au général de la Bollardière, à l'amiral Sanguinetti. Mais, les exceptions se comptent sur les doigts de la main. Ce qui est terrifiant avec les militaires c'est qu'ils sont tellement bêtes qu'on ne peut pas discuter avec eux. Ils ont choisi un métier doublement bête qui consiste à tuer et à être commandé. C'est-à-dire qu'ils ont renoncé définitivement à être libres et à choisir. Ils ne connaissent que le garde-à-vous et la hiérarchie. Un général de brigade peut dire à un général de division : « Vous êtes un con ! » Et l'autre de claquer les talons en approuvant : « Oui, mon général ! » Où est l'humanité là-dedans ? Einstein le disait très bien : « Un militaire n 'a pas besoin de cerveau, une colonne vertébrale lui suffit. »
— Vous dites à peu près la même chose en exergue d'« Allons z'enfants »...
— Oui, je cite Lewis Mumford : « Heureusement pour l'humanité, l'armée a généralement été le refuge des esprits de troisième ordre. » A la limite, j'aurais pu ne pas écrire le livre et faire, page après page, des variations typographiques sur cette phrase, jusqu'à satiété. On va encore dire que j'exagère. On a aussi dit que Boisset exagérait avec « R.a.s. ». Pourtant, il y a bien eu, réellement, des bataillons disciplinaires dirigés par de vraies brutes sadiques. Pourtant, dans les écoles d'enfants de troupe, les brimades existent encore : des jeunes, qui y sont passés il n'y a pas si longtemps, me le racontaient l'autre jour aux Andelys. Pourtant, à Nouméa, récemment, trois soldats sont bien morts d'insolation à cause de la connerie des sous-off.
Je trouve scandaleux qu'en plus les militaires méprisent les civils. Sans les impôts payés par les civils de quoi vivraient-ils ? On berne l'opinion sur la mentalité réelle des militaires : ils ne s'engagent pas dans l'armée pour défendre la France ; ils s'engagent dans l'armée parce qu'ils ne savent rien faire d'autre et que la paye tombera tous les mois.
— Vous avez été journaliste. Pourquoi ne pas en avoir profité pour dire cela ?
— J'ai été journaliste spécialisé dans les spectacles parce que Camus a bien voulu accepter mon premier papier à « Combat ». En fait, j'aurais bien aimé être correspondant de guerre, aller au Vietnam par exemple, pour pouvoir dire ce que je pense de la guerre et de l'armée sur le terrain, sur des faits précis, autour d'événements ponctuels. Mais, je ne crois pas que j'aurais tenu le coup physiquement. Alors, je me suis contenté de dire ce que j'ai sur le cœur par le truchement du roman.
— Et, selon vous, c'est un moyen efficace ? Le cinéma n'est-il pas plus percutant ?
— Autrement dit : est-ce qu'avec un livre ou un film on peut faire quelque chose contre la connerie militariste ? Je crois que les gens qui vont voir le film de Boisset en prennent un sérieux coup ! Ils y voient comment on confisque son enfance à un gosse qui n'a rien demandé de tel, comment on l'envoie à la mort. Ils y entendent par deux fois cette phrase : « L'armée, c'est la dégoûtation de la France. » Ça les fait peut-être réfléchir, mais ça ne supprime pas l'armée ! On dit aussi que mon livre a servi à améliorer la vie des enfants de troupe, mais il n'a pas réussi à faire disparaître les écoles d'enfants de troupe. On ne peut donc pas dire qu'un livre ou un film puisse grand chose contre l'armée...
— Il n'empêche que vous persistez et signez... dans l'antimilitarisme...
           
— Absolument.. Je rêve d'un monde entièrement démilitarisé. Mais, je sais que je ne le verrai pas. Alors, je me soulage, je me libère la conscience. Je crie : « Mort aux cons ! » Tout en sachant bien que la masse reste convaincue que l'armée est un mal nécessaire. Moi, je suis convaincu du contraire. Alors, je le dis, je l'écris. Tout en me posant la question : « Mais comment se débarrasser de la connerie militariste ? »
Un jour où quelqu'un s'est écrié en sa présence : « Mort aux cons ! », de Gaulle a soupiré : « Vaste programme... »
 

Jean-Paul Liégeois
Yves Gibeau (1916-1994)

Né à Bouzy (Marne) en 1916, à 30 kilomètres de Craonne, des amours le temps d’une nuit de sa mère et d'un soldat au repos, le petit Yves sera adopté par l'adjudant-chef Gibeau. De 1929 à 1934, il est placé dans différentes écoles d’enfants de troupe. Militaire de carrière par obligation de 1934 à 1939, il est cassé du grade de brigadier-chef pour inaptitude. Enfin libéré en 1939, il est mobilisé la même année, connaît la guerre, puis la captivité et ne revient à Paris qu’en décembre 1941.
A la Libération, c’est Albert Camus qui le pousse à choisir le journalisme et il entre à « Combat » comme critique de variétés. Afin de garder du temps et l'esprit libre pour écrire, il devient correcteur de presse. La littérature lui permet ainsi d’exorciser ses souvenirs d’enfance et de se livrer à un réquisitoire implacable des milieux militaires. Rebelle, antimilitariste, Yves Gibeau s’est installé en 1979 dans un ancien presbytère, à Roucy, non loin de Craonne et de ses champs de bataille qu’il parcourait à la recherche de traces et d’objets. Veilleur, expert, historien, témoin à charge, il est aussi l’auteur des textes d’un livre de photos sur le Chemin des Dames. Collectionneur de mots et de définitions également, il a livré chaque semaine, jusqu’au jour de sa mort, le 14 octobre 1994, une grille de mots croisés à « L'Express ». Ayant souhaité être enterré dans le petit cimetière de Craonne, il repose aux côtés – disait-il – d'un soldat allemand de la « der des ders », dans la terre labourée par la folie des hommes.
 

 

Les Fantômes du chemin des dames
par Gérard Rondeau
ou
Le Presbytère d'Yves Gibeau

gibeau.jpg

« Dans cet ouvrage, le photographe Gérard Rondeau accompagne l'écrivain Yves Gibeau, aujourd'hui décédé, dans sa retraite près de ce Chemin des Dames où les soldats se sont égorgés pendant cinquante mois. Auteur d'un livre très populaire, Allons z'enfants, pacifiste convaincu, Gibeau, ancien enfant de troupe, détestait l'armée. Les lieux hantés par les combats de 14-18 le fascinaient, il ne cessait de les parcourir, comme pour comprendre la folie des hommes. Son grenier était "un dépôt de mémoire active", dit l'historien Philippe Dagen.

Ce livre est donc autant une photo-biographie de l'écrivain qu'une évocation du conflit, des champs de bataille, des villages et des champs désertés par les hommes, laissés aux soins des femmes, des monuments aux morts, des affiches de propagande belliciste. » (extrait d’un article d'Isabelle Martin, Le Temps, 1er novembre 2003)

« Un travail photographique nourri d’archives né de 15 ans d’amitié. Images d’une vie, de rencontres, d’une œuvre, du temps qui passe. Et en filigrane, toujours, le presbytère, lieu de retraite, d’histoires, de vie et de mort, ses collections, ses trésors, sa mémoire, vive et douloureuse, comme autant de portes ouvertes sur Gibeau. Mais aussi la guerre qu’on appela la Grande, ses lieux mille fois arpentés, ses croix de bois, ses paysages qui portent le poids d’une mémoire omniprésente, une guerre croisée et jamais quittée telle une quête obsessionnelle sur le chemin des Dames. Des photographies documentées et légendées, soulignées par des textes, inédits ou non, d’Yves Gibeau ou de ceux qui l’ont connu et aimé… pour un voyage dans les pas de Gibeau, dans un univers balayé par les traces de la Der des Ders. » (présentation de l’éditeur)

 

Note de grossel:

ce n'est pas un hasard si je mets en ligne ces pages sur Yves Gibeau.

Ayant moi-même été enfant de troupe à Tulle puis à Autun (de 1953 à 1959), j'ai lu Allons z'enfants, paru en 1952, sans doute en 1953 (ce n'était pas très conseillé de se faire prendre avec). Et ayant voulu rencontrer l'auteur, je finis par le rencontrer à la revue Constellation vers 1954 où il était cruciverbiste. Rencontre qui m'a marqué car l'homme était passionnant.
Comme lui, je devins anti-militariste puis révolutionnaire à partir de 1968. Jusqu'en 1980.

Quand le film d'Yves Boisset sortit en 1981, j'emmenai mes parents le voir et leur dit à la sortie que c'était ce que j'avais vécu en pire. Comment avaient-ils pu nous proposer à mon frère et à moi d'intégrer ce genre d'école ? Les enseignants y étaient bons, agrégés en général, faisant ainsi leur service. Mais les gradés étaient de sacrées brutes. Je me souviens encore du nom de 2 d'entre eux. Je ne parle pas des amitiés particulières, des bagarres, des "faire le mur de nuit", des vacances de Noël ou de Pâques passées aux arrêts de rigueur, des arrivées à Paris qui me permettaient de profiter un jour ou deux (les nuits plutôt) des rues chaudes avant de rejoindre la loge de concierge familiale...
Plus tard, je lus avec plaisir son livre: Mourir idiot (1988).
Au Chemin des Dames

 

Faut pas des grands mots
Des qui cliquettent
Au revers des discours
En métal mémoire mensonge
Maman
Dans la langue intraduisible
Entre les barbelés de ceux restés
Propres sous le verre des médaillons

Au Chemin de leurs Mânes
C’est des mots humbles
A ras de terre boue cris
Des mots en listes aussi
Interminables comme
Avant les grands départs
Diouf Bessé Faro
Dieng Diembelé Dabo
Kirisamba et Diakité
Guillaume l’Etoilé tous
Expulsés des boyaux de la guerre
En colonnes encore
Rangés en monuments

Chemin des Dames

Pas de mots assez nus pour
La patience des morts dans leur froid infini
Mais des bleuets
Comme on fleurit des tombes
Et ces longues faces aveugles
Taillées dans le bois calciné

 
11 novembre 2007   
Albertine Benedetto 
 
Les 2 derniers poilus de France

- Vendredi 26 octobre 2007 : il est un des dix derniers anciens combattants au monde à avoir connu les combats de tranchées. A 109 ans, Delfino Borroni a conservé toute sa mémoire. Avec force il raconte : son incorporation dans l'armée italienne en janvier 1917 ; la guerre de tranchées sur le haut plateau d'Asiago ; la déroute de Caporetto face aux Allemands et Austro-hongrois. Durant plus de deux heures il a accepté de nous livrer son témoignage [lien].

borroni8.jpg

- Mardi 16 octobre 2007 :  Louis de Cazenave  fête aujourd'hui ses 110 ans. Il est, avec Lazare Ponticelli, un des deux derniers anciens combattants français de la Première Guerre encore en vie. Il est également à ce jour le doyen des hommes de France.

 
decazenave.jpgLouis de CazenavePonti20.jpgLazare Ponticelli 

 
 

L'un est issu d'une famille de vieille noblesse provinciale acculée à la ruine. L'autre est un immigré italien, débarqué en région parisienne la faim au ventre, avant de faire fortune. De la vie, Louis de Cazenave et Lazare Ponticelli ont reçu plus que leur part : ils sont nés respectivement le 16 octobre et le 7 décembre 1897. Un bail de 110 ans, à travers trois siècles. Ce sont des rescapés. Ils l'étaient déjà à vingt ans, le 11 novembre 1918. L'Armistice les a trouvés vivants quand 1,5 million de leurs camarades sont morts. Le temps a poursuivi sa besogne parmi les anciens combattants de 14-18. Aujourd'hui, ils sont les deux derniers poilus français officiellement recensés.


Dans sa petite maison de Brioude (Haute-Loire), Louis de Cazenave marche voûté, plié en deux, comme il le faisait déjà en montant à l'assaut sous la mitraille. Quatre-vingt-neuf ans après l'Armistice, le dégoût de la guerre est toujours aussi fort. "Un truc absurde, inutile ! A quoi sert de massacrer des gens ? Rien ne peut le justifier, rien !", confiait-il au Monde en 2005.

La patrie, le devoir, il y a cru, au point de devancer l'appel, en janvier 1916. Il est affecté dans un bataillon de tirailleurs sénégalais : "Forcément, on ne nous mettait pas dans les coins les plus calmes…" Ses illusions s'évanouissent dans la boucherie du Chemin des Dames, en 1917. "Il faut avoir entendu les blessés entre les lignes, criblés d'éclats d'obus. Ils hurlaient, appelaient leurs mères, suppliaient qu'on les achève. Et on ne pouvait pas bouger pour aller les sortir. Les Allemands, on les retrouvait quand on allait chercher de l'eau au puits. On discutait. Ils étaient comme nous, ils en avaient assez." Louis est ensuite versé dans l'artillerie puis les transmissions jusqu'à l'Armistice. Devenu cheminot, l'homme milite dans des associations pacifistes, s'enferme dans un dégoût silencieux. Il refusera longtemps de raconter ses souvenirs, même à son fils. Dans les années 1990, il a fallu batailler ferme pour qu'il accepte la Légion d'honneur : "Certains de mes camarades n'ont même pas eu droit à une croix de bois…"

Au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), où il vit depuis 1925, Lazare Ponticelli avait, lui, choisi de raconter, encore et encore, aux journalistes ou aux écoliers. C'était devenu une sorte de longue récitation, un exercice cérébral pour lui, mais aussi un travail de mémoire pour les nouvelles générations. "Tous ces jeunes tués, on ne peut pas les oublier. Je tire sur toi, je ne te connais pas. Si seulement tu m'avais fait du mal…" Tant que ses jambes l'ont porté, Lazare Ponticelli est venu se recueillir, chaque 11 novembre, devant un monument aux morts. Aujourd'hui, il porte un regard critique sur le travail de mémoire. "On aurait dû s'en occuper quand il y avait encore des gens. Les autorités auraient dû recueillir nos souvenirs beaucoup plus tôt." Il n'est pas allé à la cérémonie de l'Arc de triomphe quand il y a été invité.


Pourtant, lui aussi y avait cru. Il avait devancé l'appel, en 1914, trichant sur son âge pour s'engager dans la Légion étrangère. "J'ai voulu défendre la France parce qu'elle m'avait donné à manger." Arrivé à 9 ans dans ce pays, avec un frère à peine plus âgé, il fut ramoneur puis crieur de journaux. "Je distribuais L'Intransigeant. Le jour où Jaurès a été assassiné, j'ai été en rupture de stock." Lazare Ponticelli participe aux combats en Argonne puis creuse les premières tranchées. Il aime raconter cette fois où un homme avait été blessé entre les lignes : "Il criait : Venez me chercher, j'ai la jambe coupée. Les brancardiers n'osaient pas sortir. J'y suis allé avec une pince. Je suis d'abord tombé sur un Allemand, le bras en bandoulière. Il m'a fait deux avec ses doigts. J'ai compris qu'il avait deux enfants. Je l'ai pris et l'ai emmené vers les lignes allemandes. Quand ils se sont mis à tirer, il leur a crié d'arrêter. Je l'ai laissé avant la tranchée. Il m'a dit : Merci. Je suis reparti en arrière, près du blessé français. Il serrait les dents. Je l'ai tiré jusqu'à la tranchée, avec sa jambe de travers. Il m'a embrassé et m'a dit : Merci pour mes quatre enfants. " Quand l'Italie entre à son tour en guerre aux côtés des Alliés, Lazare est envoyé contre son gré se battre dans son pays d'origine. Blessé au visage, il apprend l'Armistice pendant sa convalescence et revient en France en 1920. L'ancien gamin illettré monte alors une entreprise qu'il fera prospérer, avant de passer la main dans les années 1970. Le 11 novembre, Lazare Ponticelli l'a promis, il assistera, comme les années précédentes, à la cérémonie au monument aux morts du Kremlin-Bicêtre. Mais il le dit, s'il est le dernier à partir, il refuse les obsèques nationales. "Ce n'est pas juste d'attendre le dernier poilu. C'est un affront fait à tous les autres, morts sans avoir eu les honneurs qu'ils méritaient. Ils se sont battus comme moi. Ils avaient droit à un geste de leur vivant, même un petit geste, ça aurait suffi."
 
Benoît Hopquin (avec Francis Gouge) Le Monde 9/11/07

 
La chanson de Craonne

 

 

      Quand au bout d'huit jours,
Le repos terminé
Nous allons reprend' les tranchées
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile
Mais c'est bien fini, on en a assez,
Personne ne veut plus marcher,
Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot
On dit adieu aux civlots.
Même sans tambour, même sans trompette
On s'en va là-haut en baissant la tête !

refrain
    Adieu la vie, adieu l'amour
Adieu toutes les femmes,
C'est bien fini, c'est pour toujours
De cette guerre infâme.
C'est à Craonne, sur le plateau,
Qu'on doit laisser not' peau,
Car nous sommes tous condamnés,
C'est nous les sacrifiés ...

      Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,
Pourtant on a l'espérance,
Que ce soir viendra la r'lève
Que nous attendons sans trêve.
Soudain dans la nuit et dans le silence,
On voit quelqu'un qui s'avance :
C'est un officier de chasseurs à pied
Qui vient pour nous remplacer ...
Doucement, dans l'ombre, sous la pluie qui tombe,
Nos petits chasseurs viennent chercher leur tombe.
(au refrain)

      C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards
Tous ces gros qui font la foire.
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c'est pas la même chose.
Au lieu d'se promener, tous ces embusqués
F'raient mieux d'monter aux tranchées
Pour défend' leurs biens, car nous n'avons rien,
Nous autres, les pauv' purotins.
Tous les camarades sont étendus là
Pour sauver les biens de ces messieurs-là.

refrain
    Ceux qu'ont l'pognon, ceux-là r'viendront,
Car c'est pour eux qu'on crève.
Mais c'est fini, car les troufions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s'ra vot' tour, messieurs les gros,
De monter su'l'plateau
Car si vous voulez faire la guerre
Payez-là de vot'peau !

 

 

 

 

Les mutins du Chemin des Dames
toujours pas pardonnés
 
Des descendants des Poilus fusillés de 1917 rendent hommage à leurs aïeux.
Par ÉDOUARD LAUNET
samedi 30 juin 2007

C’est un bus blanc qui sillonne la campagne autour de Soissons. Qui traverse de jolis villages au centre desquels les monuments aux morts clament : «Merci à nos enfants morts pour la France.»  Qui, de champs de bataille en cimetières, ratisse une mémoire douloureuse avec à son bord une vingtaine de personnes. Tous des descendants des «fusillés de 1917».
En avril et mai 1917, après l’offensive du général Nivelle sur le Chemin des Dames, qui se solda par un massacre (110 000 morts et blessés), des Poilus ont posé les armes. Assez de boucherie. Certains d’entre eux furent alors fusillés pour l’exemple. Denis Rolland, président de la société historique de Soissons, en a recensé vingt-sept. Il a retrouvé les familles de neuf d’entre eux. Les a invitées à venir deux jours (ces vendredi et samedi) sur les lieux des mutineries et des exécutions. «Pas pour réhabiliter ces hommes, ça n’aurait pas de sens, mais pour les réintégrer dans la mémoire collective.»
Denis Rolland reprend là l’expression de Lionel Jospin qui fit scandale en 1998. Le Premier ministre était venu à Craonne honorer la mémoire des combattants du Chemin des Dames. «Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être sacrifiés»,  avait dit Jospin, avant de souhaiter que les fusillés «réintègrent pleinement notre mémoire collective nationale».  Tollé à droite. Le député RPR René Galy-Dejean donna le ton, déclarant que les propos de Lionel Jospin étaient «de nature à justifier dans l’avenir des actes de mutineries».  On en était resté là.
Victimes.  Neuf ans plus tard, pour célébrer les quatre-vingt-dix ans du Chemin des Dames, le conseil général de l’Aisne a lancé un appel à projets pour étoffer les cérémonies. Denis Rolland y a répondu avec ce projet de retour des familles. Adopté. «Nous sommes à la recherche d’un regard serein, apaisé, sur les mutineries,  explique Yves Daudigny, président (PS) du conseil général. Il ne s’agit pas de repentance ni de réhabilitation. Nous serions plutôt en faveur d’une forme de pardon de la Nation à ces hommes qui furent des victimes de la guerre.»  Vendredi, devant les familles, Yves Daudigny a souligné que, il y a quelques mois, les Britanniques, «qui ont eu aussi leurs fusillés de 14-18, leur ont accordé officiellement, par un vote du Parlement, le pardon ».
Marcel Lebouc, qui a participé à la mutinerie de Berzy-le-Sec, a été fusillé le 28 juin, à 24 ans. Son petit-fils Michel, 61 ans, est du voyage. «Mon père n’a jamais su où avait été enterré son père.»  Lui-même l’ignorait jusqu’à ce que Denis Rolland prenne contact avec lui. Michel Lebouc est venu du Vaucluse découvrir les lieux où son grand-père s’est révolté. Il ressent «comme un honneur»  d’être là.
Le caporal Pierre Lefevre, qui fut de la mutinerie de Mercin, a été fusillé le 16 juin, à 20 ans. Il repose dans le grand cimetière militaire d’Ambleny, sous une croix où est écrit : «Mort pour la France»  (c’est une erreur lors du transfert de la dépouille à Ambleny : les fusillés n’avaient le droit qu’à la mention «Décédé» ). Quatre membres de sa famille sont présents. Son petit-neveu Noël Ley dit avoir «un nœud dans l’estomac»  et déclare devant la tombe : «Je considère qu’il est innocent.»
Beaucoup des passagers du bus ont appris les circonstances de la mort de leurs aïeux par Denis Rolland, qui a consacré un livre au sujet (1). «La plupart n’étaient jamais venus ici»,  précise l’auteur. Joseph Bonniot, mutiné à Viel-Arcy, a été fusillé le 20 juin à 33 ans. Sa tombe a disparu. «C’était le cousin de mon grand-père»,   confie une dame venue d’Allemagne. «Dans notre famille, Joseph Bonniot était considéré comme une tache sur notre honneur».  Personne ne s’était préoccupé de savoir ce qui s’était vraiment passé.
La terre du Chemin des Dames est gorgée d’histoire : elle rend cinq à dix dépouilles de Poilus par an, indique Jean-Luc Pamart. Le président de l’association Soissonnais 14-18 pense qu’il reste «250 000 soldats dans la terre du coin».  Agriculteur, il sait qu’en creusant ne serait-ce que de 20 cm on tombe sur les tranchées, presque intactes. Le passé est là, tout près. «Je cultive sur des charniers.» dit-il. 
Poteau.  Vendredi, le clou fut la visite à Vingré, le «village des fusillés». Autre histoire : c’était le 4 décembre 1914. Six soldats tirés au sort étaient collés contre le poteau pour abandon de poste devant l’ennemi. Un gradé avait donné un ordre de repli, on ne l’a su qu’après. Les «six» ont été réhabilités en 1921, un monument a été érigé quatre ans plus tard. A Vingré, un certain Guy, habillé en Poilu, a lancé aux familles : «Soyez fiers de vos aïeux. Grâce à leur action contre la barbarie des généraux, ils ont sauvé les vies d’autres soldats.» 

(1) La Grève des tranchées,  Ed. Imago (2005).

 
Nos vingt ans

Gueux, qu'avions-nous jusqu'à ce jour ?
- De l'or, pas un sou !
Du sol, pas un pouce !
Notre âge nous livre l'amour,
Blond trésor et vigne aux vendanges douces !
Mais voici qu'on veut nous voler
Trois ans d'un bonheur éclos hier à peine.
Et voici qu'on veut affubler
Nos tendres vingt ans d'oripeaux de haine !

Refrain :

Les gros, les grands !... Si c'est à vous
Écus sonnants et bonne terre
Les gros, les grands !... Si c'est à vous
Vous les gardez pour vous !
Mais nos vingt ans, ils sont à nous
Et c'est notre seul bien sur terre.
Mais nos vingt ans, ils sont à nous
Nous les gardons pour nous !

Pourquoi des clairons, des tambours ?...
Le violon jase au fond des charmilles.
Les galons et les brandebourgs
Ça fait mieux autour du jupon des filles !
Notre cœur dans un cœur aimé,
Reposera mieux qu'au sein de l'histoire
Car nous nous flattons d'estimer
Une nuit d'amour plus qu'un jour de gloire.
 
Gaston Couté

 

 

 
 
 
 

Comme de nombreux écrivains, le lauréat du prix Goncourt 2013 a été «frappé» par la Grande Guerre. Mais Au revoir là-haut s'attache davantage à décrire ce que furent les mois qui ont suivi la fin du conflit.

LE FIGARO LITTÉRAIRE. -

Comment est née l'idée d' Au revoir là-haut ?


Pierre Lemaitre. - L'un des déclencheurs de mon roman a été la préface qu'Aragon a donnée à Aurélien en 1965 et dans laquelle il écrit qu'Aurélien est «avant tout une situation, un homme dans une certaine situation». À travers la figure de l'ancien combattant, Aragon dit qu'il voulait traiter l'homme qui est revenu et qui ne retrouve pas sa place dans la société dans laquelle il rentre. C'est exactement ce thème que je voulais aborder depuis longtemps.
Y a-t-il un écrivain  de la guerre 14-18 qui vous a particulièrement inspiré?
J'ai été bouleversé par Les Croix de bois, de Dorgelès (publié chez Albin ­Michel en 1919, il reçut le prix Femina, NDLR). J'ai été littéralement «scotché», c'était ma première lecture de jeune adulte. J'avais dix-sept ans et, quand je suis tombé sur ce roman, j'ai été touché par la jeunesse de ces soldats. Ils avaient mon âge, je m'y suis complètement identifié. J'ai relu le livre en 2008, je trouve que le texte a un peu vieilli, mais il reste celui qui a eu une grande influence littéraire sur moi. Les autres romans, ceux de Genevoix et Barbusse, m'ont également marqué. Et j'ai beaucoup lu les textes de l'après-guerre, notamment Le Sang noir, de Louis Guilloux… L'essai de Bruno Cabanes, La France endeuillée, qui décrypte les années de démobilisation, m'a beaucoup intéressé.

Au revoir là-haut  s'intéresse davantage  à l'après-guerre, pourquoi?
C'est vrai que le roman débute à quelques jours de la fin de la guerre. C'est cet angle mort qui m'obsédait: pas la guerre, mais la fin de la guerre. On glorifiait les morts, mais on ne savait que faire des survivants. Ce fut un moment extraordinaire d'ingratitude du pays face aux combattants revenus des tranchées. Une période de très forte précarité et une situation extrêmement douloureuse. La France de 1919 abandonne ses rescapés, ne veut pas voir ses «gueules cassées»: ils font peur. Après l'enfer qu'ils ont vécu, on les indemnise de 52 francs ou d'un manteau piteux qui ne résiste pas au premier lavage, c'était au choix l'une ou l'autre indemnité…
D'où votre intérêt pour cette arnaque aux faux monuments aux morts?
Très peu de temps après la guerre, les monuments aux morts et l'exhumation militaire des cercueils ont constitué un marché considérable. 750.000 cadavres se retrouvaient dans des cimetières improvisés et il fallait les exhumer pour qu'ils retrouvent des cercueils. 30.000 monuments ont été érigés en un temps record. L'industrie aime la guerre: avant, pendant et après! J'ai souvent pensé au mot d'Anatole France: «On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels.»
Quel est le poids de la recherche documentaire?
En fait, la documentation, par exemple sur le commerce des cadavres, est très restreinte. Je me suis inspiré d'une quinzaine de pages écrites par une historienne, Béatrix Pau-Heyriès, dans la Revue historique des armées. Je lui ai envoyé mon livre, et elle a eu la gentillesse de me répondre: «Vous avez rendu ma thèse vivante»! Pour le reste et afin de faire vivre les détails, j'ai visionné de nombreuses images sur le site de l'INA et j'ai également consulté les quotidiens de l'époque que je passais des heures et des heures à lire sur Gallica. L'INA et Gallica sont des outils fantastiques. L'aide des bibliothécaires de la BnF a été précieuse.
«Au revoir là-haut» de Pierre Lemaitre, Albin Michel,  570p., 22,50€.


 
 
 
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