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Les Cahiers de l'Égaré

Le cerf-volant de l'égaré N°1

21 Juin 2023 , Rédigé par grossel Publié dans #album, #cahiers de l'égaré, #poésie, #théâtre, #écriture, #pour toujours, #le cerf-volant de l'égaré

 

Le cerf-volant de l'égaré

magazine littéraire et artistique,

numérique et gratuit,

paraissant aléatoirement

sur le blog des Cahiers de l'Égaré

Envoyé par mail ou par la newsletter du blog

bandeau en cours de création / cerfs-volants par chez nous / au japon, ce sont les koï nobori, à forme de carpes

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1983-2023 : 40 ans d'activités artistiques au Revest

1988-2023 : 35 ans d'activité éditoriale

il est temps de regarder devant

le 29 septembre 2023, à 19 H 30

salle Pétrarque, Maison des Comoni, Le Revest 

une traversée dans l'oeuvre de JCG-Vita Nova

par Dominique Lardenois, Katia Ponomareva

durée 1 H

suivie d'une vente de livres et d'un buffet de l'amitié 

en partenariat avec la mairie du Revest, le Pôle et TPM

à la Maison des Comoni, le 9 avril 2022 / le 29 septembre 2023 à 19 H 30, balade-ballade dans l'oeuvre de JCG à la Maison des Comoni

à la Maison des Comoni, le 9 avril 2022 / le 29 septembre 2023 à 19 H 30, balade-ballade dans l'oeuvre de JCG à la Maison des Comoni

21 juin 2023
1° jour de l'été
fête des mots de poètes
parution du N° 1 
Le cerf-volant de l'égaré
magazine numérique gratuit, paraissant aléatoirement sur le blog des Cahiers de l'Égaré, envoyé par mail ou par la newsletter du blog
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Ce N° 1 est consacré au premier des 4 poètes d'altitude que Les 4 Saisons du Revest ont fait monter sur une scène de théâtre, Odysseus Elytis. 
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Ce fut la création, les 7-8-9 novembre 1985 à Châteauvallon de Marie des Brumes (Maria Nefelli) suivie d'une reprise de 2 représentations au Théâtre Apollinaire à La Seyne-sur-Mer.
 
Création confiée au Théâtre à Suivre, mise en scène de Gil Royer (décédé) avec Odile Brisset (Marie des Brumes), Laurent Ternois (Le Partenaire), musiciens Georges Petit (compositeur, saxo et autres instruments sarcastiques), Sylvie Moquet (viole de gambe), toile de fond : Michel Bories, lumières Yvan Mathis (140 effets lumineux).
 
Ce fut la rencontre littéraire consacrée à Odysseus Elytis, du 7 décembre 1985 dans le cadre des Rencontres littéraires de Toulon, contributions publiées dans Aporie N°5, 10 mars 1986
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Odysseux Elytis

Odysseux Elytis

"Dehors a pris ma forme quelque part, au milieu d'une mer dont l'élan lumineux soudain s'installe entre le muret blanchi de chaux d'une église et une jeune fille pieds-nus dont le vent soulève la jupe, un instant de grâce que je m'efforce de capturer en tramant à son intention, une embuscade de mots grecs."
 
Odysseus Elytis, Avant tout, page 41, Les Cahiers de l'Égaré, décembre 1988, épuisé
 
Odysseus Elytis dont la poésie reste étrangère aux modes et aux masses: jaillissante à la source grecque, parole rituelle, ouverte au sacré, entière dans l'innocence et le mystère de son origine. Élevée et limpide, à la dimension proverbiale en son pays même, seule, et en cela, solidaire
 
(encadré de 2° de couverture d'Avant tout)
 
La syntaxe inattendue et équivoque à laquelle recourt Elytis, la construction et la coupe de ses vers, ses analogies étonnantes, font toute la complexité, la richesse et l’ouverture de sa poésie. Lesquelles sont au service de la révélation, derrière le monde visible, d’un autre monde et d’une autre réalité accessibles non par l’esprit mais par le pouvoir quasi-divinatoire du poème. Dont la finalité ultime est, selon Elytis, d’atteindre « une transparence qui permet de voir en même temps à travers la matière et à travers l’âme » (Autobiographie en langue parlée).
 
"J'ai habité un pays, surgissant de l'autre le vrai, tout comme le rêve surgit des événements de ma vie ... Mais il embaumait tant que j'ai pris peur. Alors, je me suis mis, petit à petit, à broder des mots comme des pierres précieuses, pour couvrir le pays que j'aimais..." Odysseus Elytis
 
Je pense qu'il y a plein d'affinités entre le cheminement du poète Odysseus Elytis, né en 1911 et celui du métaphysicien de la phusis, Marcel Conche, né en 1922, membre de l'académie d'Athènes et dont le texte Devenir Grec est un des plus importants. JCG
sentier de l'été 2006 lecture d'odysseus elytis depuis la mer cela se passa au domaine du Rayol / photos Jean Belvisi / je n'ai pas retrouvé la photo de la lecture depuis la mer, vers le public sur la plage de galets
sentier de l'été 2006 lecture d'odysseus elytis depuis la mer cela se passa au domaine du Rayol / photos Jean Belvisi / je n'ai pas retrouvé la photo de la lecture depuis la mer, vers le public sur la plage de galets
sentier de l'été 2006 lecture d'odysseus elytis depuis la mer cela se passa au domaine du Rayol / photos Jean Belvisi / je n'ai pas retrouvé la photo de la lecture depuis la mer, vers le public sur la plage de galets
sentier de l'été 2006 lecture d'odysseus elytis depuis la mer cela se passa au domaine du Rayol / photos Jean Belvisi / je n'ai pas retrouvé la photo de la lecture depuis la mer, vers le public sur la plage de galets

sentier de l'été 2006 lecture d'odysseus elytis depuis la mer cela se passa au domaine du Rayol / photos Jean Belvisi / je n'ai pas retrouvé la photo de la lecture depuis la mer, vers le public sur la plage de galets

Μικρή Πράσινη Θάλασσα


Μικρή πράσινη θάλασσα δεκατριῶ χρονῶ
Πού θά 'θελα νά σέ υἱοθετήσω
Νά σέ στείλω σχολεῖο στήν Ἰωνία
Νά μάθεις μανταρίνι καί ἄψινθο

Μικρή πράσινη θάλασσα δεκατριῶ χρονῶ
Στό πυργάκι τοῦ φάρου τό καταμεσήμερο
Νά γυρίσεις τόν ἥλιο καί ν' ἀκούσεις
Πῶς ἡ μοίρα ξεγίνεται καί πῶς
Ἀπό λόφο σέ λόφο συνεννοοῦνται

 Ἀκόμα οἱ μακρινοί μας συγγενεῖς
Πού κρατοῦν τόν ἀέρα σάν ἀγάλματα
Μικρή πράσινη θάλασσα δεκατριῶ χρονῶ
Μέ τόν ἄσπρο γιακά καί τήν κορδέλα
Νά μπεῖς ἀπ' τό παράθυρο στή Σμύρνη

Νά μοῦ ἀντιγράψεις τίς ἀντιφεγγιές στήν ὀροφή
Ἀπό τά Κυριελέησον καί τά Δόξα Σοι
Καί μέ λίγο Βοριά λίγο Λεβάντε
Κύμα το κύμα νά γυρίσεις πίσω
Μικρή πράσινη θάλασσα δεκατριῶ χρονῶ

Γιά νά σέ κοιμηθῶ παράνομα
Καί νά βρίσκω βαθιά στήν ἀγκαλιά σου
Κομμάτια πέτρες τά λόγια τῶν Θεῶν
Κομμάτια πέτρες τ' ἀποσπάσματα τοῦ Ἡράκλειτου4.

(Το Φωτόδεντρο και η Δέκατη Τέταρτη Ομορφιά, Ίκαρος, 1971)

Οδυσσέας Ελύτης (1911-1996)

 

Petite mer verte 
Joli brin de mer si verte à treize ans
Je voudrais de toi faire mon enfant
T’envoyer à l’école en Ionie
Approfondir absinthe et mandarine
Joli brin de mer si verte à treize ans
À la tourelle du phare à midi tapant
Tu ferais tourner le soleil en sorte d’entendre
Comment le destin s’agence et comment
Savent encor l’art d’entre eux se comprendre
De crête en crête nos lointains parents
Qui telles des statues résistent au vent
Joli brin de mer si verte à treize ans
Avec ton col blanc et tes longs rubans
Tu rentrerais par la fenêtre à Smyrne
Me calquer au plafond ce qui l’enlumine
Reflets de Glorias Kyrie Matines
Puis un peu la Bise un peu le Levant
Vague à vague retournant au loin
Joli brin de mer si verte à treize ans
Nous irions dormir hors la loi tous deux
Pour que je découvre au fond de ton sein
Éclats de granite les propos des Dieux
Éclats de granit les fragments d’Héraclite

Odysseus Elytis
L’arbre lucide et la quatorzième beauté
traduction Xavier Bordes et Robert Longueville,
Poésie-Gallimard
 
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Petite mer verte de treize ans

Toi que je voudrais adopter

Pour t'envoyer à l'école en Ionie

Apprendre la mandarine et l'absinthe

Petite mer verte de treize ans

Dans la tourelle du phare en plein midi

Pour tourner le soleil et entendre

Que le destin peut se défaire et que

De colline en colline encore

Nos parents lointains se parlent

Qui retiennent le vent telles des statues

Petite mer verte de treize ans

Avec ton col blanc ton ruban

Pour que tu entres par la fenêtre dans Smyrne

Et recopies pour moi les reflets au plafond

Du Kyrie du Gloria et puis

Vent du nord et vent d'est aidant

De vague en vague reviennes

Petite mer verte de treize ans

Pour te mener dormir en douce

Et trouver au profond de tes bras

Pierres en morceaux les paroles des dieux

Pierres en morceaux les fragments d'Héraclite.

traduction Michel Volkovitch

kakémono d'Aïdée Bernard
kakémono d'Aïdée Bernard

kakémono d'Aïdée Bernard

à Odysseus Elytis et Xavier Bordes

pour Marie des Brumes et pour Avant Tout

–3–

Quand je la vis

le boléro blanc laissait apparaître

un peu de son ventre plat bronzé

avec un nombril de cliché

Un étonnement me vint comme éveil de printemps

Par l’échancrure du corsage

je vis le début de sa poitrine

lourde déjà de désirs d’enfants

Ma main à s’y poser

tremblerait d’une tendre maladresse

Au-dessous des seins commence

le cruel espace à caresses

lieu de vacuité et de plénitude

d’angoisse et d’ivresse

de refuge et d’expansion

où errer sans fin ni repos

jusqu’à l’oasis fertile accrochée à hauteur des cuisses

construites solides pour l’accueil des gros chagrins

Cheveux de paille longs frisés

Un mouvement de tête pour dégager les yeux

bleus pâles distillant des voluptés d’écumes

Quelquefois des lunettes

sans doute un peu de myopie pour approches de surface

Lèvres rondes qui se gonflent comme mappemonde

lorsqu’y passe une langue gourmande

Les dents blanches d’une pure carnassière

Des mains de cerfs-volants

pour jeux d’altitude sans prises

Des poses musicales

comme si immobile elle dansait

Sait-elle déjà

que la pensée est un chant

la vie un sentiment

On a envie de la parcourir

Mais vive elle s’esquive

Algue elle est

très aquatile pour des plaisirs d’effleurements

Quand elle rit

ses rires en mal d’envol

sont lourds de l’ambiguïté insondable

qui s’installe en elle les jours d’érotique tristesse

Des confidences enfouies

viennent s’enrouer dans sa gorge

Elle saura me les confier

lorsqu’insaisissable elle viendra à moi

certains soirs

Elle va et vient

ne coupe aucune fleur du monde

les chante toutes

j’aime qu’elle dédie leur parfum à qui l’émeut

elle se prend de grandes claques en rit et remet ça

C’est une fille odeur à respirer instant à danser

chambre d’échos pour désirs inouïs

une fille pour aujourd’hui

où tout nous fait souffrir et rien mourir

Quand je l’ai vue pour la première fois

une dépression m’a envahi

dont toute la Méditerranée a eu vents

Serai-je avec elle un ouvreur de voix

jusqu’à ce jour où l’amour se fera

(La parole éprouvée, JCG, Les Cahiers de l'Égaré, 2000, pages 28-29)

il y avait du Bobin dans l'atmosphère du côté du fort de la Repentance à Hyères, aux printemps-été 1988;

ce 24 juin 2023 c'est son anniversaire, 51 ans; c'est l'anniversaire aussi de 35 ans de complicité, d'accompagnement de son travail d'artiste du papier végétal ou des plantes au papier et à la camigraphie expressive

"Dehors a pris ma forme quelque part, au milieu d'une mer dont l'élan lumineux soudain s'installe entre le muret blanchi de chaux d'une église et une jeune fille pieds-nus dont le vent soulève la jupe, un instant de grâce que je m'efforce de capturer en tramant à son intention, une embuscade de mots grecs."

Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1

"Dehors a pris ma forme quelque part, au milieu d'une mer dont l'élan lumineux soudain s'installe entre le muret blanchi de chaux d'une église et une jeune fille pieds-nus dont le vent soulève la jupe, un instant de grâce que je m'efforce de capturer en tramant à son intention, une embuscade de mots grecs."

4 poèmes parus dans Donjon Soleil
4 poèmes parus dans Donjon Soleil
4 poèmes parus dans Donjon Soleil
4 poèmes parus dans Donjon Soleil
4 poèmes parus dans Donjon Soleil
4 poèmes parus dans Donjon Soleil

4 poèmes parus dans Donjon Soleil

un collage d'Elytis dans son Sappho

un collage d'Elytis dans son Sappho

ELYTIS LE  « SOLEICULTEUR »

 

elytis2.gif

 

Elytis est un poète global et c’est pour moi façon de dire que sa poésie contient le Tout. Il part de la terre grecque et de la mer grecque, qui est mer ouverte, notre mer, de la langue grecque en ses deux versants, le scolastique et le démotique, et entre ces deux pôles toutes les variations possibles et toutes les inventions surgissantes. Au-delà de ce premier espace où son poème s’installe et auquel il s’agrippe de toute sa violente vie, d’autres espaces s’ouvrent à la parole elytéenne qui est une parole-monde et cela non parce qu’Elytis amasse de l’extériorité, annexe les étrangetés inévitables à qui se quitte et s’en va loin de lui-même, non plus parce qu’il veut ajouter d’autres domaines à son domaine propre (comme le firent les poètes « cosmopolites » et comme à un niveau plus significatif le firent à leur tour le poète américain Ezra Pound ou, comme Elytis lauréat lui aussi du Prix Nobel, le poète russe Joseph Brodsky), mais parce que le domaine d'Elytis, c’est la Grèce, mère de toute intelligence, de toute sensibilité et de tout art et, en outre, parce que le monde entier – terre, ciel et cosmos – vient se prendre à la mesure immense de la Grèce, démesurée mesure. Sans aucun nationalisme étriqué, le poète grec respire naturellement l’air de sa patrie comme étant l’air de tous et de chacun. Et s'ouvre à lui l'ensemble des espaces, parce qu’il est Grec justement et que c’est son pays qui a donné naissance à la pensée philosophique et à la plus haute poésie épique et lyrique, en sachant accueillir en leur temps tous les dons qui lui furent proposés par l’Orient ancien, pour être repensés à leur tour, dons qui, ainsi renouvelés et revivifiés, seront offerts par l’Hellade à l’univers. Elytis, en fixant les racines premières de sa poésie, et de la pensée l’accompagnant, dans le sol grec, a le sentiment, étant à la source, d’être rivière et fleuve et mer partout, pour tous, – cela dans l’honneur d’exister et dans la gloire simple de dire : en somme d’exister pour dire. De dire en grec justement, la langue-mère, langue de toute mémoire. Eluard qu’Elytis a rencontré quand il a été brièvement surréaliste, Eluard qu’il aima d’ailleurs parce qu’il n’était pas entièrement surréaliste – mais contrôlé, conscient, maîtrisé – disait en 1946, à la suite de son seul voyage en terre hellénique : « J’ai trouvé en Grèce une mémoire qui va toujours de l’avant. » Elytis actualise cette mémoire, voire l’éternise quand, de son côté, il écrit : « Les îles de l’Égée flottent sur les mers du monde entier. » Il le fait activement, dressant une basilique de métaphores dans son œuvre. Toutefois, et moins métaphoriquement, le poète dit aussi dans son grand poème symphonique Axion esti :

Grecque me fut donnée ma langue ;

Grecque mon humble maison sur les sables d’Homère,

Unique souci ma langue sur les sables d’Homère

Unique souci ma langue, parmi les toutes premières louanges !

Unique souci ma langue parmi les premières paroles de l’Hymne !

 

Je me suis arrêté, indiquant l’échelonnement des limites de cette œuvre, chercheuse d’illimité, à ses frontières cosmiques. Mais c’est beaucoup plus loin qu’il faut aller car, avec ce grand poète qui est comme un puissant arbre de mots, feuillu d’images, de réalités, d’idées, de sentiments, de symboles, de mythes, et capable d’étendre sa prise de parole sur toutes les horizontalités du verbe et sur toutes les verticalités de la vie, de la vue et de la vision, c’est l’ontologie qui constitue le lieu sans lieu de la création. Son temps n’a pas le temps : il est temps retrouvé au sens où Rimbaud, qu’il admirait de toute sa force complice, s’écriait : « Elle est retrouvée. / Quoi ? L’Éternité. » La suite, d’ailleurs, pourrait être cosignée par Elytis : « C’est la mer mêlée / Au soleil. »

La mer, le soleil … Comme le poète français, le poète grec est un « fils du soleil » et, pareil à son astre propre, il est magnifiquement un « soléiculteur », l’accompagnateur du soleil (disons mieux : son compagnon), traversant tous les niveaux de l’Être, qui sont autant d’antinomies opposables par définition mais convergentes par leur infinition, niveaux dont se détachent particulièrement la lumière, la transparence, la pureté, la nuit. Et s’il est vrai que dans son itinéraire Elytis a été provisoirement fasciné par le surréalisme, c’est peut-être, et seulement, à la manière de cette rhétorique profonde et point seulement verbale dont Gérard de Nerval, à qui il lui arrive de me faire penser, évoque ce qu’il appelle, parlant de son travail, son surnaturalisme, autrement dit l’accomplissement de la nature à travers et au-delà de tout ce qu’elle rassemble en elle d’objets pour les projeter, ces objets, dans une réalisation spirituelle qui rend soudain cette nature plus grande, plus invraisemblable, plus mythique, plus mystique et finalement vraie.

On se souvient qu’au dire d’Aristote dans sa Poétique, « Bien user de la métaphore, c’est voir le semblable », le philosophe voulant signifier par là que le langage, pour médiateur qu’il soit, possède en poésie et par l’acte de celle-ci une capacité de formulation (d’atteinte au centre) immédiate et que la métaphore apporte la visibilité (la vision) originelle, abolissant l’image pour refléter l’être. Ce qu’exprime Elytis lui-même dans un propos qu’il tint à l’un de ses traducteurs français (Xavier Bordes) : « Le vrai mystère, lui dit-il, est celui qui continue à être mystère même dans la lumière la plus absolue. On constate que l’apparition merveilleuse persiste et qu’elle devient plus lumineuse et plus diaphane. On peut, alors, être sûr qu’on a devant soi le surnaturel qui se présente simultanément sous les espèces du naturel. C’est là un secret et une clé pour la compréhension de mes propres poèmes. » De plus, comme Mallarmé, Elytis a la tentation de « céder l’initiative aux mots » : « L’écriture est une expérience, dit-il, et souvent la langue elle-même me conduit à formuler des choses auxquelles je n’aurais pas pensé autrement. » Les antinomies, je l’ai dit, finissent par disparaître dans la formulation poétique qui les annule pour fonder l’espace de sa propre liberté, qui est celui où seulement elle souhaite respirer, car, pour le poète grec, comme pour tous les vrais poètes, poésie égale liberté : « liberté libre », dit Rimbaud, – liberté individuelle, personnelle autant que politique. Parlant de cette refondation des choses par la complémentarité et l’unité que leur procure la plénitude du poème, Elytis ajoute, poussant la chose à l’extrême : « Il n’y a aucun rapport entre le soleil et la clarté, entre la mer et la barque, entre la mort et le néant, entre l’univers et l’infini, en d’autres mots : entre la nature et le culte de la nature, entre des prises de position révolutionnaires et la révolution elle-même. Avec des filets, on attrape l’oiseau, pas son chant. »

Le soleil, un dieu, est l’un des dieux de l’Olympe, de l’Olympe dont Elytis adopte toute la divine tribu, ce qui ne l’empêche pas de conserver à sa droite et à portée de main en quelque sorte l’archange de l’Orthodoxie, celui chrétien et byzantin qui fait partie également de sa nostalgie, comme en font partie la Vierge Marie, l’un des avatars de Maria Nefeli, ou le Christ, ou le Jean – « surréaliste », affirme-t-il – de l’Apocalypse, texte majeur. Entre le soleil et l’archange, tout l’arc des possibles, je l'ai dit, tout le créé, tout l’inventé, irruption de l’imaginaire de Nature et de l’imaginaire de Parole : le monde infime, le monde immense, en opposition l’un à l’autre, mais aussi en complétude et plénitude. Le leitmotiv de « La Genèse » dans Axion esti, celui sur quoi s’achève chacun des hymnes, est « Lui / le monde infime, immense ! » Voici les derniers mots du dernier hymne, dans la belle traduction française de Réa Karavas :

 

Le soleil a pris forme L’archange à ma droite depuis toujours

 

Lui moi, donc

et le monde infime

immense !

 

Infime, immense, l’un dans l’autre : vision parménidienne, vision héraclitéenne, vision pascalienne, vision einsteinienne. L’infiniment petit et l’infiniment grand au miroir l’un de l’autre. L’homme est microcosme ; l’univers, macrocosme. Toutes les théories philosophiques, tous les systèmes, toutes les idées, fussent-elles les plus abstraites, traversent la tête et le cœur d’Elytis et, à cette traversée, deviennent lyres, deviennent harpes. Le poète s’adresse à la poésie, à « l’immuable / illumination » :

 

Tu es partout Tu partages

Avec nous les harpes ténébreuses

Immatérielle enveloppe

 

Et parce que tout et le contraire de tout convergent et se dissipent en fumées et en souffles, la fumée, chez Elytis, a une densité métaphysique. « Des souffles […] viennent à moi très souvent et me ressuscitent », écrit-il dans un merveilleux petit essai, Voie privée, que j’aurais voulu citer en entier. « Quelque part dans l’espace, poursuit-il, où continuent de s’écouler les choses vues, il se pourrait que se lèvent de petits vents qui vont à l’encontre du courant ou qui sont, simplement, plus forts, telles les rafales, et qui nous restituent de semblables instants d’extrême humilité et de beauté, comme devaient être les règles de notre vie. Où l’artiste aussi puisse avoir sa place, sans se sentir opprimé. Frapper les touches de son instrument et produire une euphonie ; c’est-à-dire sa justice à lui. » Et quelques lignes plus loin : « […] Une immortalité à travers la mort. Alors, si la qualité atteint le même sommet, les distances s’abolissent. Entre Ronsard et Fra Angelico et entre Mallarmé et Juan Gris n’intervient que le signal du chef de gare de notre sensibilité. » Je conclurai cette première approche en rappelant le finale de ce texte éclairant où l’on verra, une fois de plus, se manifester l’étonnant œcuménisme poétique de cet aède dont la seule religion est le vivre, le seul credo « le mensonge si véridique qu’il brûle encore [ses] lèvres », la seule morale « prendre une position correcte, ne fût-ce que devant une fleur, pour que le destin d’un homme soit différent », et de qui la mer est « comme une deuxième terre qu’il faut cultiver » ou « comme un jardin qui nous accompagne partout. » Pour qui enfin « la poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot. »

Le dernier mot, c’est lui, Odysseus Elytis qui l’aura, et je le lui laisse volontiers, – avec bonheur :

« Ô béni soit mon ange gardien, celui qui est descendu de quelque iconostase, à la fois divinité du vent, Eros et Gorgone – on dirait que j’en avais fait spécialement la commande avant que de naître. Avec sa bénédiction, j’oscille plus aisément au gré de mes propres tourmentes, et j’avance dans les régions dangereuses, parmi les écueils et les eaux profondes, minuit passé, les deux signaux lumineux allumés, en avant toute. »

Un ultime mot pourtant, que je me permets d’ajouter : deux signaux allumés, et de la lumière pour tout le temps qui reste.

*

* *

 

Je voudrais en seconde partie de cette évocation rappeler, fût-ce brièvement, l'état de la notoriété d'Elytis dans le monde arabe d'abord, ensuite en France. Pour ce qui est du monde arabe, il ne semble pas que le grand poète grec ait eu droit à des traductions autres que partielles, comme ce fut d'ailleurs le cas pour Séféris. L'un et l'autre sont connus bien évidemment des poètes, notamment au Liban où, en raison de la prédominance du français en qualité de langue de culture, ils peuvent être accessibles soit directement en français pour les amateurs francophones soit à partir de leur traduction en arabe à partir du français (ou même de l'anglais) pour les arabophones. Les Arabes en général, les Libanais en particulier, sont des lecteurs de poésie et c'est au Liban que, depuis une soixantaine d'années, le grand mouvement de renaissance et de renouvellement de la poésie arabe – l'une des plus anciennes du monde – a vu le jour avec de grands noms tels celui d'Adonis pour la langue arabe ou celui de Georges Schehadé pour la francophonie. Georges Schehadé, aujourd'hui disparu, avait quelques vingt-cinq ans de plus que moi : il n'empêche que dans ma jeunesse nous étions inséparables et liés aux poètes de bien des pays du monde : Schehadé était aimé et admiré par Saint-John Perse qu'il aimait et admirait, par Supervielle, par Paul Eluard, par André Breton et par d'autres ; j'étais, quant à moi, lié à Pierre Jean Jouve, à Yves Bonnefoy, à André du Bouchet, à André Pierre de Mandiargues, à David Gascogne, etc. Adonis, pour en revenir à lui, était très proche de Yannis Ritsos, qu'il traduisit en arabe et qui le traduisit en grec. Ritsos était à l'époque, dans les années 60 à 70, beaucoup plus connu dans le monde arabe que Séféris ou Elytis à cause de ses engagements politiques, les pays arabes étant saisis alors d'un vif accès de fièvre politique à cause de l'impasse palestinienne, qui est aujourd'hui toujours en place, et des trois guerres israélo-arabes de 1956, 1963 et 1973, ainsi que de la révolution nationaliste nassérienne et, aussi, de la terrible guerre franco-algérienne qui fit un million de morts du côté des colonisés avant l'accession de l'Algérie à l'indépendance. Les opinions publiques des pays arabes se situaient généralement à gauche, la poésie y était nationaliste et, bien que hautement lyrique, elle était anti-américaine et chantait le chant des libérations, d'où l'impact de Ritsos qui poursuivait le même chemin conquérant. Séféris et Elytis, dans leurs œuvres majeures, étaient l'un et l'autre attachés à une idée plus intemporelle de la poésie et on ne sait à quelle jointure entre celle-ci et l'éternel : ils étaient l'un et l'autre, chacun à sa façon et selon son style, les témoins et les chantres d'une grécité qui puisait aux sources de l'idée pure et de la mer ulysséenne de toujours et, tels des aigles des mots, ils planaient dans le vent de l'Histoire mais comme au-dessus d'elle. Cela n'empêchait ni Georges Schehadé ni moi-même d'aller dîner quelquefois dans l'intimité chez le très chaleureux Séféris : il était alors ambassadeur de Grèce à Beyrouth. À Beyrouth qui comptait une importante communauté grecque constituée de deux sous-communautés, l'une très aristocratique installée au Liban depuis le XIXe siècle, l'autre plus mélangée et plus récente, arrivée au Liban venue d'Alexandrie (l'Alexandrie de Lawrence Durrell) et fuyant la montée du nassérisme.

Pour ce qui est de la rencontre entre Elytis et la France, il me semble qu'elle n'a pas dû poser de problèmes particuliers. Si, un seul problème, d'importance, je le dis une fois pour toutes pour n'avoir pas à y revenir : bien des traductions en français de ce poète, celles de Xavier Bordes et de son complice Robert Longueville notamment – lequel Xavier Bordes se présente comme le traducteur autorisé du grand poète grec – ne me paraissent pas satisfaisantes, qu'elles fussent prose mais surtout poésie. Le texte sort de cette épreuve exténué. Torturé, alambiqué, surchargé de métaphores inutilement précieuses, de formulations souvent amphigouriques, de mots recherchés qui excluent l'émotion de la version originelle et sa simplicité souveraine. Pourquoi ces déformations, ces mutilations, ces stupides dérives labyrinthiques ? Par un défaut souvent présent chez les transmetteurs et qui tient du péché originel de toute traduction point suffisamment exigeante : faire mieux que le texte d'origine. Le faire briller de feux supplémentaires qui sont feux inventés, feux supposés. Même de très grands traducteurs qui se trouvaient être aussi de très grands poètes ont cédé à cette faiblesse : Mallarmé, l'immense Mallarmé, traduisant Edgar Allan Poe, a, par excès d'admiration, tenté de faire mieux que son idole. Résultat inattendu : les amateurs américains d'Edgar Poe préfèrent, s'ils sont également francophones, le lire en version mallarméenne, ce que le poète d'Hérodiade et du Faune n'a jamais voulu. La traduction c'est quoi ? Comme me le dit une fois Adonis : « C'est cueillir la rose sans tuer son parfum ». Heureusement, il y a d'Elytis en français d'autres traductions que celles de Bordes et qui transplantent la rose sans la dénaturer, sachant en préserver le singulier, l'inégalable parfum. Je cite quelques-unes de ces traductions qui m'ont comblé, me donnant l'impression simultanée d'une vérité du texte et seconde et première : celles de François-Bernard Mâche, de Chantal et Jacques Bocquentin, de Béatrice Stelio-Connolly, de Jacques Phytilis, de Réa Karavas, de Malamati Soufarapis et de quelques autres. Aucun de ceux-là n'a osé reprendre à son compte l'étrange profession de foi de Xavier Bordes en tant que traducteur dans la conférence qu'il a faite à l'occasion de l'exposition consacrée à Odysseus Elytis au Centre Georges Pompidou à Paris en date du 14 décembre 1988 : « Est-ce à dire, s'interroge-t-il, que, par rapport à l'œuvre d'Elytis, dans une paranoïa aigüe, je me prends pour Baudelaire ? Ou que je veux m'approprier l'œuvre d'un autre ? » Et de s'écrier : « La réponse est évidemment : oui ! Oui ! Cent mille fois oui ! Tous les traducteurs qui se lancent dans la tache ingrate de traduire des poèmes se prennent pour le Baudelaire de l'auteur auquel ils se vouent [...] Aveu difficile à faire ! Celui d'une sorte d'osmose dépassant peut-être les bornes de ce qu'autorise la bienséance sociale. » Cet aveu est pénible parce que, prétentieusement, il veut justifier par la préhension amoureuse la dénaturation advenue d'un original saisissant. Arrêtons là cette affaire qui ressemble fort à une forme d'usurpation d'identité dont le résultat est la corruption de deux chefs-d'œuvre d'un grand poète, Axion Esti suivi de L'Arbre lucide et la quatorzième beauté. Suis-je trop sévère ? Oui, je le suis. Mais on ne l'est jamais assez quand il s'agit de la translation d'une langue à l'autre des merveilles de l'inspiration humaine. L'esprit, l'affectivité poétique ne sont faits que de nuances parfois difficilement captables parce que trop ténues, les textes étant pris et comme irisés dans des mots-prismes. Il faut, du moins en poésie, respecter l'arc-en-ciel. Il ne faut pas, comme c'est le cas avec Xavier Bordes, que Maria Nepheli, “Marie Nuage”, devienne “Marie des Brumes”, une fille du Nord, elle, l'héroïne d'une poésie que la lumière de Méditerranée baigne de toutes parts, même si c'est parfois lumière noire.

Autre question que je pose brièvement : quelle fut l'influence de la poésie française, celle de son temps notamment, sur Elytis ? Un texte en langue française de 1961, dû à la plume d'Elytis lui-même, nous renseigne à ce sujet. Il a paru dans “Le Mercure de France” dès 1962 et a été repris ensuite par le poète dans Anichta Kartia(“Pages volantes”) en 1974. Son titre : “Pierre Reverdy entre la Grèce et Solesmes”. Il y est dit admirablement : « […] Nous avons accoutumé de penser que le vent est en faute, qui de son souffle a défloré les jardins printaniers, en oubliant purement et simplement que la puissance mise en jeu pour parfaire une rose dépasse de beaucoup la vigueur du vent le plus déchaîné. »

On le voit : Elytis connaissait parfaitement la langue française et c'est à Paris qu'il choisit naturellement d'effectuer ses deux plus longs séjours à l'étranger, chacun de plusieurs années, l'un entre 1948 et 1951, l'autre, plus court, de 1969 à 1971. Or ce n'est pas la poésie seulement qu'il quête à Paris, une poésie qui fut en toutes ces années-là à son zénith, c'est aussi la peinture, puisqu'il est aussi critique d'art et qu'à Paris il est piloté par son merveilleux compatriote Tériade, éditeur d'art et pratiquant de poésie. Aussi bien, s'il cherche à rencontrer Jules Supervielle, André Breton, Paul Éluard, René Char, Pierre Jean Jouve et Pierre Reverdy, il va également vers Picasso, vers Picabia, vers tous les cubistes qu'il admire et dont il place très haut la théorie et la pratique picturales. Cela ne l'empêche pas d'aimer aussi profondément Ungaretti qui pourtant ne le détourne pas du culte absolu qu'il voue – bien au-delà du surréalisme qui l'a occupé quelque temps – à Mallarmé, à Rimbaud, à Lautréamont, au détriment de Baudelaire qui ne semble pas faire partie de sa famille. Reste que, parmi ses contemporains, c'est Reverdy qui est son voisin de cœur et, d'une certaine façon, celui qui à ses yeux porte le mieux les mots de l'avenir : présent dans le présent, futur dans le futur. Il le dit clairement dans cette remarquable étude sur l'auteur de Gant de crin, que j'ai déjà évoquée : « Pierre Reverdy, – écrit-il – le seul poète contemporain qui parle exclusivement à partir du présent. » Il ajoute, et ces derniers mots s'ils s'appliquent à Reverdy me semblent pouvoir s'appliquer à Elytis lui-même : « L'important est qu'il ait assumé, les dents obstinément serrées, le fardeau d'une vie exemplaire, et qu'il ait envers et contre tout sauvé la minuscule parcelle du “plus précieux” qui échoit à tout mortel. » Ce “plus précieux”, Elytis le définira en conclusion à son essai Avant tout : « Voilà en quoi consiste ce que j'attends au fil des années : une ride de plus à mon front, une ride de moins à l'âme : la réversion complète, l'absolue transparence. »L'absolue transparence – poétique, esthétique, morale, métaphysique – c'est elle qu'il convient de saluer à l'aboutissement de ce grand destin.

Salah Stétié

Odysseus Elytis, Axion esti – La Genèse, traduit du grec par Réa Karavas, La Nouvelle Revue Française, numéro 329, 1er juin 1980.

Id., Orientations, traduit du grec par François-Bernard Mâche, Argile VIII, automne 1975, Maeght Éditeur.

Id., Voie privée, traduit du grec par Malamati Soufarapis, L’Échoppe, 2003.

Conférence reprise en conclusion de la traduction par le même Xavier Bordes en collaboration avec Robert Longueville de l'essai d'Elytis sur la poésie Avant tout, paru dans un cahier spécial de la revue Aporie, le Revest-les-Eaux, 1989.

Il s'agit de Baudelaire traducteur d'Edgar Poe avant Mallarmé et qui s'autorise les libertés du grand poète traduisant un autre grand poète.

Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1
Le cerf-volant de l'égaré N°1

"Dehors a pris ma forme quelque part, au milieu d'une mer dont l'élan lumineux soudain s'installe entre le muret blanchi de chaux d'une église et une jeune fille pieds-nus dont le vent soulève la jupe, un instant de grâce que je m'efforce de capturer en tramant à son intention, une embuscade de mots grecs."

LE POETE des brumes et des flots d’écume au fond de moi sommeille !
  Mamme de la tempête obscure entre ses lèvres d’encre 
  et son âme sans fin livrée aux  ruées lascives de la mer
   qui vont grêler sur ses pieds-monts
   Déracinant même le chêne âpre s’abat le vent de Thrace.
De tout petits voiliers en contournant le cap soudain claquent au vent et s’éclipsent
Puis reparaissent là-haut dans les nuages de l’autre côté du gouffre amer.
Aux diamants des ancres il s’est collé des algues 
   barbes de saints mélancoliques.
De splendides rayons issues de leur face
   font vibrer la rade éblouie.
A jeun, par ici se tournent les yeux vides des vieillards
   Tandis que les femmes profilent leurs silhouettes
noires sur la chaux immaculée.
    Au milieu d’eux, moi j’active ma main
Poète des brumes et des flots d’écume !
   Dans l’humble boîte de couleurs je trempe bien
ma brosse au milieu d’eux et puis je peins : 
   Récemment en chantier
les ors fauves et les noirs des saintes Icônes !
   Aidez-nous protégez-nous saint Canaris !
 Aidez-nous protégez-nous saint Miaoulis !
    Aidez-nous protégez-nous sainte Manto !

"Dehors a pris ma forme quelque part, au milieu d'une mer dont l'élan lumineux soudain s'installe entre le muret blanchi de chaux d'une église et une jeune fille pieds-nus dont le vent soulève la jupe, un instant de grâce que je m'efforce de capturer en tramant à son intention, une embuscade de mots grecs."

“J’ai souvent dit que pour moi, Grecque de la diaspora, ma vraie patrie, c’est ma langue. En effet, je crois que si la poésie n’existait pas, je ne serais pas devenue musicienne.” Dans cette inscription, le poète grec Elytis aura joué un rôle fondamental.
 
Angélique Ionatos raconte.
Grecque me fut donnée ma langue ; humble ma maison sur les sables d’Homère. Mon seul souci ma langue sur les sables d’Homère.
ODYSSEUS ELYTIS

1La nature crée ses propres parentés, parfois bien plus puissantes que celles que nous forge le sang. Deux mille cinq cents ans en arrière, à Mytilène, je crois voir Sappho comme une cousine lointaine avec qui je jouais dans les mêmes jardins, autour des mêmes grenadiers, au-dessus des mêmes puits. A peine plus âgée que moi, brune, avec des fleurs dans les cheveux et un cahier plein de poèmes qu’elle ne m’a jamais permis de toucher.

2Il est vrai que nous avons vécu sur la même île. Avec cette même sensation de la nature qui depuis les temps anciens jusqu’à aujourd’hui continue à suivre les enfants d’Eolie. Mais, avant tout, nous avons travaillé – chacun à sa mesure – avec les mêmes notions, pour ne pas dire avec les mêmes mots : avec le ciel et la mer, le soleil et la lune, les végétaux et les jeunes filles, l’amour.

3Ne m’en veuillez pas si je parle d’elle comme d’une contemporaine. Dans la poésie comme dans les rêves, personne ne vieillit.”

4C’est ainsi qu’Odysseus Elytis commençait son introduction au livre qu’il consacra à Sappho de Mytilène [1][1]Sappho, recomposition et réstitution d’Odysseus Elytis, Ikaros,…. Dans cet ouvrage, il nous offre non seulement une magnifique traduction en grec moderne, mais il prend surtout la liberté de “recomposer” des fragments en poèmes. C’est sa manière de “toucher” à ce cahier interdit.

5En reconstituant, en restaurant les poèmes de Sappho, il nous la rend si familière, si vivante, si touchante, qu’on ne peut que ressentir de la reconnaissance pour son audace.

6C’est grâce à lui que j’ai eu envie de composer sur les vers de Sappho. C’est lui qui m’a rendu proche cette “cousine lointaine”. Voilà aussi pourquoi, à mon tour, j’ai eu envie de traduire en français les poèmes d’Elytis. Non seulement parce que c’est le poète que j’ai le plus mis en musique, mais surtout parce que je crois qu’il s’agit d’un des plus grands poètes de notre temps. Et j’ai eu la chance, comme lui, de dire :

7“J’ai habité un pays surgissant de l’autre, le vrai, tout comme le rêve surgit des événements de ma vie. Je l’ai aussi appelé Grèce et l’ai tracé sur le papier pour le regarder. Il semblait tellement petit, tellement insaisissable.

8Le temps passant je le mettais sans cesse à l’épreuve : tantôt avec de brusques tremblements de terre, tantôt avec de vieilles tempêtes.

9Je changeais les choses de place pour les débarrasser de toute valeur. J’étudiais les Insomnies et l’Ascèse du Désert pour être capable de façonner des collines brunes, des petits monastères, des fontaines. J’ai même réussi à faire un petit jardin plein d’agrumes qui sentaient l’Héraclite et l’Archiloque.

10Mais il embaumait tant que j’ai pris peur. Alors je me suis mis, petit à petit, à broder des mots comme des pierres précieuses pour couvrir ce pays que j’aimais.

11De peur que quelqu’un ne voie sa beauté. Ou qu’il ne soupçonne que, peut-être, il n’existe pas. [2][2]Odysseus Elytis, O mikros naytilos (Le Petit Marin), Ikaros,…

12J’ai souvent dit que pour moi, Grecque de la diaspora, ma vraie patrie, c’est ma langue. En effet, je crois que si la poésie n’existait pas, je ne serais pas devenue musicienne. Cela semble un paradoxe, mais il n’en est rien. C’est la poésie qui a engendré mon chant. Et je suis convaincue que tous les arts, sans exception, sont les enfants de la poésie. “Au commencement le Verbe”, et comme le dit Elytis dans ses Autoportraits[3][3]Autoportraits, Fata Morgana, 2002. Traductions de Béatrice… : “Un paysage, c’est la projection de l’âme d’un peuple sur le terroir qu’il occupe. Je crois profondément – et cette croyance est bien plus profonde en moi que toute certitude fondée sur la raison – que, de quelque manière qu’on l’examine, la présence de l’hellénisme au cours de tant de siècles sur les terres de l’Egée y a imprimé une véritable orthographe, où chaque oméga, chaque epsilon, chaque iota n’est que la transcription d’un petit golfe, d’une légère pente vers la mer, d’un à-pic de rocher au-dessus de la courbe arrondie d’une coupe de bateau […].

13Cette langue que j’évoque ici possède une grammaire rigoureuse, que le peuple a fabriquée tout seul avant même qu’on ne l’envoie à l’école. Et qu’il a su préserver avec un soin presque religieux et une résistance admirable de l’usure du temps, jusqu’à ce que nous arrivions, nous, les hommes d’aujourd’hui, avec nos lois, nos certitudes, nos diplômes, et la prétention de vouloir lui venir en aide.”

14Et dans son recueil L’Arbre de lumière et la quatorzième beauté[4][4]Odysseus Elytis, 1986, op. cit., il dit : “Je sais que cette langue n’a pas d’alphabet ; puisque aussi bien le soleil que les vagues ne sont qu’une écriture syllabique qu’on ne déchiffre qu’au temps de la tristesse et de l’exil.”

15L’œuvre d’Elytis est immense. Je n’ai pas l’intention (ni la capacité) de parler de lui en exégète, ni même en tant que Grecque, mais simplement en amoureuse de sa poésie.

16J’aimerais vous raconter notre première rencontre, en 1984, parce qu’elle est à la fois amusante et belle. J’étais alors à Paris, et je lui avais écrit pour lui demander l’autorisation de mettre en musique son poème scénique Maries des Brumes (1979), qui était un livre très à part dans l’univers élytien et pour lequel j’avais eu un véritable “coup de foudre”. Il s’agissait de poèmes sous forme de dialogue entre une jeune femme contestataire radicale de notre temps, belle et irrévérencieuse, du nom de Maria Néféli, et le Poète (l’antiphoniste). Je travaillais depuis plusieurs mois sur cette œuvre. C’était ma première grande réalisation et elle marquait un véritable tournant dans ma vie de musicienne. J’avais enfin abandonné ma solitude sur scène et avais sollicité la présence du baryton Spyros Sakkas comme antiphoniste et de notre compatriote Alexandre Myrat pour diriger le petit orchestre de chambre.

17Alors que les répétitions étaient presque finies, je reçois une lettre d’Odysseus Elytis me refusant sa mise en musique. Il avait, disait-il dans cette lettre, d’autres engagements scéniques concernant Marie des Brumes.

18J’étais anéantie et décidai sur le champ de prendre l’avion pour le rencontrer à Athènes et le faire changer d’avis. Il m’avait fixé un rendez-vous chez-lui, dans son petit appartement de la rue Skoufa, et sa voix au téléphone était froide et austère. Je crois qu’en allant à ce rendez-vous, j’avais le trac le plus terrifiant de ma vie. Rencontrer Odysseus Elytis était pour moi aussi improbable que rencontrer Homère lui-même…

19Je ne me souviens plus combien de temps a duré cet entretien, je sais seulement que la force de mon désespoir m’a donné les mots justes pour le convaincre. C’était pour moi comme une question de vie ou de mort. Pas tant le fait de devoir renoncer à cette œuvre et au travail de longs mois, mais le fait que son refus était une sorte de rejet de ma personne. Comme si mon père spirituel allait me déshériter, moi qui vivais avec sa poésie depuis mon enfance.

20Depuis cette première rencontre beaucoup d’autres ont suivi (bien plus heureuses et sereines), car ayant appris la leçon, chaque fois que je mettais en musique l’un de ses poèmes, j’allais le voir pour lui en parler. Je me souviens de lui me disant : “Mais pourquoi tu t’attaques toujours à mes poèmes les plus difficiles ? J’en ai écrit d’autres beaucoup plus faciles à mettre en musique !” Et je lui répondais : “Mais c’est ceux-là précisément qui m’inspirent ! Croyez-moi, ce n’est pas pour le plaisir de vous contrarier…” Et il souriait. C’est ainsi que peu à peu la confiance s’est installée, et c’est lui-même qui m’a dit un jour, voyant sa Sappho entre mes mains : “Je pense que tu devrais mettre en musique ces poèmes d’amour. Ils t’inspireront.” Et voilà comment j’ai mis en musique les fragments de Sappho en 1992. Quelques années plus tard, au printemps 1996, je m’apprêtais à lui envoyer un enregistrement de la musique que j’avais composée sur son magnifique poème “Parole de Juillet”, extrait de son recueil Les Elégies de la pierre tout au bout[5][5]Ta eleghia tis oxopetras, Ikaros, 1991.. C’était, je me souviens, quelques jours après la première au Théâtre de la Ville ; je lui téléphonai pour lui dire ma joie et l’accueil du public et de la critique à “notre” “Parole de Juillet”. Il semblait heureux, et le ton de sa voix ne m’avait jamais semblé aussi amical et tendre.

21A la fin de notre conversation, il m’avait donné sa bénédiction pour la suite et m’avait dit qu’il attendait impatiemment l’enregistrement. Quelques jours plus tard, Odysseus Elytis est mort.

22“Dans la poésie comme dans les rêves, personne ne vieillit”, disaitil en parlant de Sappho. Les poètes ne meurent pas, bien sûr. Nous en avons tous la preuve. Ils nous accompagnent et donnent un sens à notre vie. “Utopie ?” demande encore Elytis dans ses Autoportraits. “Peut-être, et alors ? Utopique ne veut pas dire forcément impossible. On dénigre les poètes en disant qu’ils n’ont pas la force de faire face à la réalité, et qu’à cause de cela, ils se contentent de rêver. Mais ils ont raison d’être ainsi. Pour imaginer des choses qui choquent notre sensibilité et en plus être capable de les présenter sous un tout autre jour ne faut-il pas de la force ! Et la nature elle-même, quand elle nous plonge dans le malheur, n’est-elle pas aussi indifférente et cruelle ? N’arrive-t-il pas que cette nature exige de nous des choses impossibles, sans se laisser ébranler par les battements de notre cœur ? [6][6]Autoportraits, op. cit.

23J’aimerais, pour finir, laisser la parole au poète, cette “cigale abandonnée” qui choisit de vivre dans la forêt des hommes et continue à chanter dans la cacophonie de nos cités. Son chant n’est pas toujours perceptible (mais est-ce qu’on entend le pouls qui bat dans nos veines ?). Ce n’est que lorsque son chant s’arrête qu’on s’aperçoit que la cigale s’est tue.

Elytis recomposant en grec ancien, les fragments de Sappho et retraduisant en grec moderne; ce livre magnifique, illustré de collages d'Elytis, m'a été offert par le poète

Elytis recomposant en grec ancien, les fragments de Sappho et retraduisant en grec moderne; ce livre magnifique, illustré de collages d'Elytis, m'a été offert par le poète

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Théâtre de la jeunesse #8

12 Juin 2023 , Rédigé par grossel Publié dans #album, #auteurs de théâtre, #cahiers de l'égaré, #collection théâtre de la jeunesse, #lecture, #écriture, #théâtre, #pour toujours

Théâtre de la jeunesse #8
Théâtre de la jeunesse #8
Théâtre de la jeunesse #8 est arrivé le 1° juin à la Bibliothèque de théâtre Armand Gatti à La Seyne-sur-Mer, et chez moi, le 6 juin, enveloppe avec 5 exemplaires d'archives
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5 textes, fruits de la rencontre d'auteur.es et de jeunes élèves de CM2 de la Seyne sur Mer et d'élèves du Conservatoire Toulon Provence Méditerranée - CRR , ils nous parlent d'eux, de notre société, de contes, et de théâtre......
Un immense merci à Nathalie Papin, Julie Rossello Rochet , Laurent Contamin , Vanessa Moskovosky et Marie Dilasser 
Grande joie de les avoir vus ce matin 2 juin, sur le plateau de l'auditorium du conservatoire de la Seyne sur mer et merci à Fanny Prospéro, Marie Laure Fourmestraux, Benjamin Lull et Hélène Megy pour la mise en scène.
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Ce 2 juin, dans le cadre du 1er juin des écritures théâtrales jeunesse, nous avons organisé la restitution du projet « un auteur dans ma classe », à l’auditorium du conservatoire de La Seyne-sur-Mer, Métropole Toulon Provence Méditerranée.
Les élèves ont joué les pièces qu’ils ont écrites avec les auteur.e.s accueilli.e.s en résidence d’écriture à la Bibliothèque de théâtre Armand Gatti, tout au long de l’année : Julie Rossello Rochet, Marie Dilasser, Laurent Contamin, Nathalie Papin.
Nous leur avons également remis un exemplaire de l’ouvrage qu’ils ont écrit avec les auteur.e.s, recueil édité dans la collection « théâtre de la jeunesse » des Cahiers de l’Egaré. Une belle matinée de théâtre !
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Tout le week-end des 3 et 4 juin, la Bibliothèque de théâtre Armand Gatti est à La Chartreuse Cnes de Villeneuve lez Avignon pour Les nuits de juin.
Découverte de textes autour du bivouac junior, les élèves du Conservatoire Toulon Provence Méditerranée - CRR rencontrent les élèves du conservatoire d'Avignon, de Toulouse et du cours Florent de Montpellier pour partager un merveilleux moment de lecture, textes de Vanessa Moskovosky, de Claire Rengade, Stéphane Bientz et Valérian Guillaume 
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Le projet Théâtre de la Jeunesse initié par Georges Perpès (4 titres), se poursuit et s'amplifie avec Cyrille Elslander (déjà 4 titres) 
Ce dispositif qui donne la parole à des enfants au contact d'un auteur dans leur classe se déroule y compris pour la restitution sur scène entre les enfants seulement, loin du regard des parents et des adultes sauf la maîtresse. Expérience exemplaire. 
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La diffusion du livre : 1 exemplaire par élève, les auteurs, un réseau de bibliothèques favorables au théâtre de et pour la jeunesse
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Dispositif complété par Le Prix de la Pièce de théâtre contemporain pour le Jeune Public
Organisé par la Saison Gatti et l’Inspection académique du Var (Rectorat de Nice), ce prix soutenu par la DRAC et créé en 2003 par la compagnie Orpheon, vise à promouvoir auprès des jeunes, la lecture de textes contemporains de théâtre, à favoriser la rencontre avec leurs auteurs, à contribuer progressivement à la constitution de rayons de théâtre contemporain dans les bibliothèques de l’Éducation nationale. 
Lauréats 2023 :
20ème édition du Prix de la Pièce de théâtre contemporain pour le Jeune Public.
À la fin du mois de janvier, les quelques 1200 élèves ayant participé au PPJP dans le Var et les Alpes-Maritimes, ont voté pour élire les deux lauréat(e)s de cette 20ème édition. 
Dans la sélection CM2-6ème : Gwendoline Soublin avec la pièce « Fiesta », aux Editions Espaces 34
Dans la sélection 3ème-2nde : Samuel Gallet avec la pièce « Mon visage d’insomnie », aux Editions Espaces 34
Innovation de l'année 2023, l’équipe de la Bibliothèque de Théâtre Armand Gatti (Cyrille Elslander, Hélène Megy, Fanny Massi) a rencontré les 18 et 19 avril, les partenaires pour la mise en place du Prix de la Pièce de Théâtre Contemporain pour le Jeune Public dans les écoles européennes de Bruxelles. Avec Sabine Jean
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avant la collection en cours du Théâtre pour la jeunesse (2016-2019 puis 2020-2023...), il y eut en partenariat avec la BAG : Le corps qui parle (2001), Rêver le monde (2002), Des Lendemains qui dansent (2004)
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en partenariat avec les EAT MED, Gabrielle Russier-Antigone (2009), Envies de Méditerranée, (2010) Marilyn après tout (2012), Diderot pour tout savoir, (2013), Cervantes-Shakespeare (2016), Pour Agnès M. (2016), Le passage du temps (2018)
Théâtre de la jeunesse #8
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