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Les Cahiers de l'Égaré

L'Éternité d'une seconde Bleu Giotto/J.C.Grosse

Rédigé par grossel Publié dans #cahiers de l'égaré

après 13 années de quel travail, L'Éternité d'une seconde Bleu Giotto est sorti, 4 ans jour pour jour après une entrée à l'hôpital où l'épousée restera jusqu'au 29 novembre 2010, date d'achevé d'imprimer de son livre d'éternité, l'achevé d'imprimer du livre étant daté du 29 novembre 2014; 13 années à se coltiner avec événements douloureux et écriture de la douleur (et de l'apaisement): le temps là est essentiel comme dit un lieu commun, le temps qui guérirait toutes les blessures (guérit vraiment ?) encore faut-il qu'il passe et fasse son oeuvre, qu'on fasse nous aussi un certain travail (de deuil dit-on, formule inadéquate d'après moi), que des choses remontent, se dévoilent (à les chercher, on ne les trouve pas); classique: la vérité qui crève les yeux et qu'on ne voit pas; elles s'offrent éventuellement un jour, un matin, surprise d'un réveil (par exemple, la dernière réplique, dimanche 12 octobre ou la scène des évidences du Temps, vendredi 14 février); tirage (200 exemplaires), il n'y aura pas de retirage, aucun service de presse; il ne sera pas déclaré à Electre pour Livres hebdo, il ira à la BN en dépôt légal à 1 exemplaire; il ne sera présenté à aucune fête ou foire ou salon du livre le livre, ne sera pas mis en librairie, je n'aime pas libraires (et leurs coups de coeur), bibliothécaires et tout le système autour de quelques livres; la profusion éditoriale m'étouffe, je ne sais plus choisir tant pis pour mon diffuseur, Soleils; le livre vivra sa courte vie de livre, sans béquilles; il ne vous reste qu'à souscrire éventuellement

L’Éternité d’une seconde

Bleu Giotto

de Jean-Claude Grosse

La jeune fille de 16 ans veut arriver là où ça prend fin avec des bras remplis de riens ; nous sommes en 1964.

Le vieil homme de 88 ans veut arriver là où ça prend fin avec des bras remplis de rien ; nous sommes en 2028.

La petite fille remarque : pépé, mamie a écrit riens avec s ; pourquoi t'enlèves l's ?

à voix haute, qu'entendez-vous ?

Que s'est-il passé durant ces 64 ans ?

Deux drames et le dévoilement des évidences du temps :

- le Temps du Tout, infini, emboîte et engendre notre temps, fini; chaque seconde d'une vie passe, nevermore, mais il sera toujours vrai que cette seconde a eu lieu, forever. Le temps passe et rien ne s’efface. Que devient l’ineffaçable passé ? Y a-t-il un monde de nos vérités éternelles ?

- nos façons de vivre les événements de nos vies semblent marquées par nos commencements (elle, écrit dans son cahier d'amour des effluves de caresses), nos étonnements (lui, compte les secondes de leur histoire), ce qui nous arrive, nous attend, par hasard, par choix, ce qui nous atteint, nous blesse au plus intime du corps, de l'âme, quand tout bascule, au Baïkal, à Cuba, si loin de chez nous.

Des rivages d’appartenances aux ravages des différences, deux histoires d’éternité, d’une seconde Bleu Giotto.

L'Éternité d'une seconde Bleu Giotto (les évidences du temps)

Personnages : 3 H, 2 F, de 16 à 88 ans, voix off

Thème : le deuil et le temps

Genre : drame et apaisement

1964, une jeune fille et un jeune homme se retrouvent dans une isba au Baïkal pour deux saisons de cavale en cabane. Promesse : s'épouser au jour le jour jusqu'à ce que ça fasse toujours.

37 ans après, en 2001, une mère et un père apprennent 8 jours après (le blanc du temps), la disparition brutale de leur fils dans un accident de la route à Cuba, au lieu-dit le Triangle de la mort. Le Répondeur n'a pas répondu à leurs questions. Il n'y a pas de nom pour désigner les parents perdant un enfant. Ce sont des sans-noms. Le père ne veut pas que ce soit des sans-voix. Il écrit un drame sans fin. La mère n'arrive pas à quitter le lieu de l'accident et à oublier l'instant-camion (l'abolition du temps) surgissant en plein instant-navire. Elle veut voir la réalité de l'accident en face, veut abolir le temps, remplir le blanc du temps. Le père fait ce qu'il peut pour accompagner la mère à exprimer son vécu

Avant sa disparition foudroyante, au retour d'un dernier voyage à Cuba, l'épousée prend conscience des évidences du temps.

En 2028, âgé de 88 ans, l'épousé préparant son dernier voyage au Baïkal, médite : sur l'écoulement du temps en écoutant le ta dak ta dak des roues du train sur les rails, sur l'éternité d'une seconde Bleu Giotto.

extrait:

Le vieil homme (en 2028) :

C'est au Baïkal que je me sens au plus près des évidences du Temps.

Le contraire de ce que j'ai pensé trop longtemps,

non

la mort de tout,

le refroidissement éternel, l'oubli perpétuel,

le Jamais Plus, Plus jamais, nevermore

mais

tout coule, chaque seconde passe,

se métamorphosant en éternité

d'une seconde Bleu Giotto, forever

Ce texte est à lire à voix haute, à 2, sans préparation, durée : 1 H maxi

Sous le titre Tourmente à Cuba, ce texte (sans le début et la fin, qui se déroulent au Baïkal) a été retenu par le comité de lecture des EAT pour le répertoire des Écrivains associés du théâtre en avril 2014.

Des lectures en ont été faites à Lyon, Le Revest-les-Eaux (4), Paris (théâtre de l'Ellipse chez Régine Achille-Fould), Avignon, Saorge (le 19 octobre 2014), à Forges-les-Eaux, à Puisserguier. 

le début

Voir un Monde dans un Grain de sable 

Un Ciel dans une Fleur sauvage 

Tenir l’Infini dans la paume de la main 

Et l’Éternité dans une seconde.

 

William Blake, Augures d’Innocence

 

Dans le noir, on entend des rafales de vent, de pluie, de grêle, des craquements de banquise, des chutes d'arbres, des cris de mouettes, des chants d'oiseaux, des stridences d'insectes, des grognements d'ours, des hurlements et chants de loups, 

des cris de terreur, des cris de joie, des respirations, des chuchotements, des baisers, des raclements de gorge, des halètements d'orgasmes féminins vocaliques, d'orgasmes masculins consonantiques, des quintes de toux … Orchestration terrestre et vitale allant s’éteignant. 

Le silence s'installe. Le monde sait faire silence.

 

Dans le silence, on entend une voix de jeune fille et une voix de jeune homme. Elles semblent se répondre en écho. On est à l'été 1964.

 

La jeune fille – Mon p’tit chat, j’attends à Moscou, gare Iarolavski, sur le quai des départs transsibériens. Ouverte à l’indéfini de la voie ferrée, je ne sais rien de là où tu es, de là où je vais. La vie m’attend cuisses ouvertes. 

 

Le jeune homme – Mon p'tit chat, je t’aime parce que tu existes, que tu as été mise, inattendue, à la croisée de chemins de terre détrempée, que je peux te regarder jusqu’à ravissement, être souffle coupé par ta beauté, déchiré par l’essentiel détail : ce mouvement d’oiseau de ta main pour chasser les cheveux de tes yeux. Pour cette douceur-douleur : te respirer, te contempler, pour ces émois délicats, qui dis-moi, dois-je remercier ?

 

La jeune fille –Ta dak ta dak, ta dak ta dak feront les roues du train sur les rails. Et je rêverai de toi en moi.

 

Le jeune homme – Demain, je descendrai à la gare de Babushkin après trois jours, trois nuits de transsibérien depuis Tchita, bercé par le ta dak ta dak, ta dak ta dak des roues du train sur les rails. Je traverserai les rues défoncées des villages baïkaliens, Enkhelouk, Sukhaya, Zarech’e, Boldakova, abandonnés à l’ivraie, livrés à l’ivresse.

 

La jeune fille – Quand tu voudras savoir où tu es dans mon corps et dans mon cœur, fais l'ascension de mes soleils levants, affronte les cycles menstruels de mes tempêtes lunatiques. 

 

Le jeune homme – Nous marcherons pieds nus sur les galets du rivage, sur la rive bouriate, la rive du soleil levant face au soleil couchant. 

 

La jeune fille – Je voudrais avoir des ailes pour t’apporter du paradis, te sortir de tes enfers. Des ailes de mouette à tête rouge, ça m’irait bien pour rejoindre ton isba amarrée au Baïkal. Je transfigurerai les mots à l’image de nos futurs transports. Je te donnerai des sourires à dresser ta queue en obélisque sur mon ventre-concorde. 

 

Le jeune homme – Nous écouterons les galets crisser sous nos pas. Nous éprouverons des traces de temps très ancien, de feu très ancien, quand tout était ardent avant le grand refroidissement. Le temps au Baïkal se compte en millions d’années, un avant-goût d'éternité, à ressentir par les pieds.

 

La jeune fille – Nos corps nus feront fondre la glace de nos vies. Avec des rameaux de bouleaux, nous fouetterons nos corps nouveaux dans des banyas de fortune. Je t’aimerai dans ta nuit la plus désespérée, dans l’embrume de tes réveils d’assommoir, dans l’écume de tes chavirements. Je courrai sur les fuseaux horaires de ta peau, vers tes pays solaire et polaire. Nous dépasserons nos horizons bornés, assoirons nos corps dans des autobus de grandes distances, irons jusqu’à des rives encore vierges. Nous nous exploserons dans des huttes de paille jaune et des cabanes de rondins blonds. 

 

Le jeune homme – En même temps, tu seras secouée par la versatilité du lac. Il peut changer d’humeur en une demie heure car les vents sont tournoyants, instables. Les écarts de pression entre la surface et le fond, entre les montagnes et le lac, font du Baïkal une cocotte. Ses colères pour garder les eaux de ses 336 rivières sont légendaires. Il les emprisonne dans ses glaces de surface, six mois durant. Il souffle ses vents violents sur tout ce qui s'aventure. Le bargouzine, le plus cinglant, s'enfle à l'ouest. Le sarma, le gournaïa déferlent de l’est. Le koultouk du sud, le verkhovik, le plus froid, dévale du nord. Le chelonnik souffle de la Selenga, la plus grosse rivière à l'alimenter. Le kharakhaïkha accompagne l’Angara, la seule rivière à le quitter.

 

La jeune fille – J’aimerais mêler les sangs des morsures de nos lèvres, éparpiller les bulles de nos cœurs sur l’urine des nuits frisées, sous toutes les lunes de toutes les latitudes. Je m’appuierai sur ton bras pour découvrir la vie, ne jamais lâcher tes rives éblouies, arriver là où ça prend fin avec des bras remplis de riens ... J’aime les cris de nos corps qui s’accordent de vivre. 

 

Le jeune homme – Après trois jours, trois nuits de marche et de bivouacnous atteindrons notre isba pour y vivre deux saisons de cavale en cabane, mêler les sangs circulant dans nos lèvres, porter nos toasts de Kedrovaïa au lac et à l’amour. Ton p’tit chat

 

La jeune fille – Je t’ai ouvert un cahier d’amour où il n’y aura jamais de mots, jamais de chiffres. Il n’y aura que des traces de chair, des effluves de caresses et des signatures de mains tendres. Il y aura des braises dans notre ciel, des fesses dans nos réveils. À la fin du cahier, je t’aimerai toujours et nous pourrons le brûler plein de sperme et de joie. Ton p’tit chat

 

 

37 ans plus tard. 

37 ans, en ce temps-là, c'était la durée de la vie professionnelle avant la retraite. 

37 ans, au temps de Mourir d'aimer et de mai 68, ça pouvait être la durée d'une promesse : s'épouser au jour le jour jusqu'à ce que ça fasse toujours

37 ans était une durée nécessaire pour fonder une famille, s'installer, s'engager.

37 ans de vie ordinaire pour une famille de classe moyenne avec deux enfants, devenant grands, faisant des choix de vie différents de ceux des parents.

Le fils, allant sur 31 ans, metteur en scène, hésitant à devenir père, s'interrogeant sur ce qu'être père implique, choisit de s'affronter à Père de Strindberg   : un père s'y voit dénier par son épouse, sa paternité, il n'est pas le père de sa fille lui crache-t-elle. 

Le fils décide de partir quinze jours avec son oncle, artiste-peintre, à Cuba. 

Ils partent de Paris pour La Havane via Madrid, le 11 septembre 2001.

Malgré les attentats de New York et 13 heures d'attente à Madrid, ils poursuivent leur voyage. 

Ils passent une semaine à La Havane. 

Ils quittent La Havane pour Trinidad le 19 septembre 2001. 

À 16 H, un camion d'agrumes percute leur voiture de location, à Jaguëy Grande, au carrefour surnommé le Triangle de la Mort. 4 morts. 

Les parents sont informés le 28 septembre. 

La mère sent quelque chose se casser dans sa tête. 

Le père, dans les mois qui suivent, écrit un drame, Cuba à la croisée des chemins, pour tenter de mettre des mots sur l'irréparable, l'inacceptable. 

Des mots désignent ceux qui restent après la disparition d'un membre d'un couple, veuf, veuve, après celle des parents, orphelin, orpheline.

Il n'y en a pas pour désigner les parents perdant un enfant. 

Ce sont des sans-noms. Ils ne seront pas des sans-voix.

II – 28 septembre 2010. Le blanc du temps.

  

La mère – on est bien le 19 septembre, non 

Le père – non, le 28 septembre  

La mère – le 28 septembre 

Le père – c’est le jour où on est venu nous annoncer la nouvelle

La mère – il est parti le 19 septembre  

Le père – lui, le 19 septembre, pour nous, ça commence le 28 septembre  

La mère – faut remonter le temps, apprendre son départ sans retard

Le père – depuis neuf ans tu restes bloquée sur le 19 septembre 

La mère – on m’a volé neuf jours ; pendant neuf jours je l’ai cru en vie, sans souci, moi, insouciante, un peu inquiète, il était déjà parti, il me faut abolir ces neuf jours  

Le père – à ce compte-là, tu dois ajouter les huit jours entre le 11 et le 19 puisqu’il n’a pu nous donner des nouvelles

La mère – les huit jours avant ce n’est pas comme les neuf jours après, avant, il vit, après, il n'est plus là, toi, t’as bien su en dégueulant l’instant-camion  

Le père – j’ai ressenti le passage mais j’ignorais que c’était l’instant-camion, je l’ai compris en apprenant les circonstances 

La mère – rester bloquée sur le 19 septembre, ça me permet de remplir le blanc du temps

Le père – le blanc du temps, neuf jours de blanc, tu peux me raconter  

 

La mère – quand tu vas là-bas pour reconnaître le corps, 

on te conduit à la morgue de l’institut médico-légal, à La Havane,

à 200 kilomètres de Jaguëy Grande, 

il est là depuis huit jours, 

pour le conserver, formol, odeur insupportable 

et tes plus grandes peurs au ventre, des crampes, 

impossible de bouger, de franchir la porte, 

heureusement il y a ta fille, elle te donne la main, 

pour le reconnaître, le regarder encore et encore, si abîmé, 

inhaler le formol, étouffer, sortir, reprendre ton souffle, t’aérer, 

calmer les crampes d'estomac, revenir, plonger dans l’atmosphère viciée,

prendre une photo, ressortir, 

revenir, une autre photo, 

revenir, des photos et des photos, 

tu sais que tu n’oublieras pas, que c’est inscrit dans ta mémoire 

mais des photos pour ne pas rêver, 

pas enjoliver plus tard, 

pour rester sûre de ce que tu as vu, 

mettre dans le cercueil plombé son carnet de notes et une fleur, 

ressortir,

écrire un mot … mon amour ... le mettre dans le cercueil, 

assister à la fermeture du cercueil pour être sûre que c’est bien lui qui va prendre l’avion de retour, 

étouffer, hurler, sortir, 

demander le rapport d’autopsie, lire des mots incompréhensibles 

dans cette putain de langue espagnole que catalane, tu as toujours refusé d'apprendre, 

utiliser le temps qui te reste avant de reprendre l’avion de retour, un autre, pour aller à Grand Arrêt, prendre des photos du carrefour, et là intuition, la signalisation l'a induit en erreur, 

signalisation non conforme aux normes, indécidable,

neuf jours de blanc plus quatre jours pour tout régler sur place, 

dans l’urgence, l'incompréhension, 

quel imprudent, ce jeune Français  

alors rester bloquée sur le 19 septembre, 

prendre tout ton temps, 

retourner à l’hôpital, voir les médecins, les infirmières, 

te faire expliquer ce qui se passe dans un tel fracas de tôles, 

rencontrer les paysans, ceux qui ont transporté le corps, 

comment l'ont-ils manipulé 

te rendre à l’ambassade, 

demander des explications sur le retard de neuf jours, 

il n'y en a pas,

aucun responsable du délai, 

personne à sanctionner, 

le ministre des affaires étrangères te l'a écrit

 

revenir dans l'île des couleurs et des musiques plusieurs fois, 

arriver à rencontrer le chauffeur du camion dans son usine, 

protégé par le parti, le syndicat, la direction, 

quand tu le vois, ils sont sept en face de toi, 

ils croient que tu ne feras pas le poids, 

lui, te lance un regard meurtrier, 

toi, tu lui demandes s'il a vu arriver la voiture du haut de son habitacle, 

– oui, 

a-t-il ralenti, freiné, 

– non, j'avais la priorité, 

à combien est limitée la vitesse à hauteur du carrefour, 

– 30 kilomètres, 

à combien roulait-il, 

il ne te répond pas, 

– vite, disent les témoins et habitués de son camion, 

– il est déjà en cause dans un autre accident, 

il finit par te dire 

– j'aurais donné ma vie pour celle d'un des deux Français, 

un seul, tu te rends compte, 

tu ne le crois pas, 

 

tu vois les autorités policières et judiciaires de la province de Matanzas, 

elles n'ont même pas un mot de compassion, 

tu écris au Commandant suprême, aucune réponse, 

tu écris à la grande amie française du Leader Maximo, elle ne peut rien faire 

 

obtenir par le biais d'une boîte aux lettres de réclamations, ouverte aux citoyens cubains, 

une rencontre avec un colonel plein de condescendance, 

pas un tendre cet apparatchik qui attribue sans preuves 

la responsabilité de l'accident 

au conducteur de la Matiz, 

il détourne le regard quand tu lui montres le panneau de signalisation litigieux, 

– de toute façon, ça ne change rien, 

tu lui craches ton mépris pour le mensonge d'état que constitue le rapport de police, 

tu tentes de porter l'affaire en justice, 

tu fais appel à un avocat cubain qui défend les intérêts du Havana Club, 

il n'entreprend rien, te mène en bateau, 

 

 

 

 

tu reviens déçue de chaque voyage mais ça circule, 

la mère du jeune Français est de retour, 

que cherche-t-elle ? 

on te donne des conseils, 

ne pas trop remuer, on ne sait jamais, 

chez nous, à Cuba, quand il y a mort d'hommes dans un accident, 

il y a toujours un procès, vous l'aurez votre procès, 

chez nous, à Cuba, la vie humaine compte plus que tout, 

un responsable d'accident mortel va toujours en prison, 

tu lis beaucoup pour comprendre ce pays, ce régime, ce peuple, 

des récits favorables, des critiques sévères, 

tu te saisis de tes voyages pour humer l'atmosphère cubaine, 

apprendre à faire des mojitos

parfois fumer le cigare comme lui, 

un Partagas, un Romeo y Julieta, un Cohiba, un Hoyo de Monterrey, un Monte Cristo, 

ramener du rhum, du Caney, du Bacardi, 

faire la queue au Coppelia pour une glace,

te promener sur le Malecon, 

t'installer sur la plage de Santa Maria où ton frère a peint ses cinquante dernières gouaches, 

déambuler dans la vieille Havane, place de la Cathédrale, où ils ont été pris en photo, 

tu as les photos avec toi, 

pour retrouver les endroits, leurs positions, leurs attitudes, 

vivre pour trois, 

refaire plusieurs fois la route de Varadero à Trinidad, 

en passant par la Isabel, San Jose de Marcos, 

suivre la via Isabel jusqu'au Triangle de la Mort, 

au passage je te fais remarquer que le Triangle de la Mort 

c'est deux routes rectilignes et perpendiculaires, 

pas ton carrefour de cent routes et chemins que tu m'attribues dans Cuba à la croisée des chemins,

faire les cinq cents derniers mètres à pied, 

refuser l'édification d'un monument comme celui dédié aux deux Allemandes 

tuées par le chauffeur deux ans avant, 

s'accrocher au mémorial de Baklany, 

que ses amis russes ont édifié en 2002 au Baïkal,

un mémorial de Vie, au lieu de notre isba, 

là où nous l'avons conçu, là où il a créé son dernier spectacle 

et rencontré celle qui lui faisait si peur, parce qu'elle voulait en faire un père, 

 

neuf ans bloquée sur ces neuf jours de blanc du temps, 

avec angoisses nocturnes, 

envies de pisser qui me sortent du lit toutes les dix minutes, 

c’est ma façon d'annuler le blanc du temps en le remplissant de vie, 

ce temps qu’on m’a volé, 

ce temps que je n’ai pas eu à chaud, 

que je prends à froid, 

pour t'imaginer mon amour, quand l'instant fatal annule l'instant fanal inventé par ton père  

 

je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi tu as choisi Cuba pour préparer Père de Strindberg, c'était une erreur, l'île des tentations,

il t'aurait fallu la solitude de notre isba au Baïkal, sans kedrovaïa mais avec le banya

 

Le père – oui, pourquoi Cuba, pourquoi Père 

prends tout ton temps avec ce blanc du temps, mon p'tit chat 

Les parents sont revenus de Cuba le 29 septembre 2010. Le 18 octobre, la mère se plaint de douleurs au dos. Elle a des vomissements, des vertiges. Après une série d'investigations qui ne révèlent ni sciatique ni lumbago, elle est admise aux urgences d'un hôpital réputé, le 29 octobre 2010 à 9 H. Est décelé un carcinum au cervelet. Le soir après le passage de l'anesthésiste.

 

III – Le bout du temps – Le Temps du Tout

 

L'épousée – tu te souviens, je t'avais demandé de dénoncer le contrat avec le répondeur

L'épousé – oui, il nous avait répondu  :  peut-on se passer du Répondeur  

L'épousée – tu te souviens, j'ai insisté sur l'éternité de l'instant-camion

L'épousé – je préfère l'éternité de l'instant-navire

L'épousée – je me demande où peut bien être passé l'instant-camion 

L'épousé – ça revient à se demander où passe le passé, ce qui a passé 

L'épousée – c'est ce que je te demande, je vais passer. Où vais-je passer 

L'épousé – (silence)

L'épousée – tu ne dis rien

L'épousé – (silence)

L'épousée – regarde-moi, je sais que je vais passer. Où... Peux-tu me répondre 

L'épousé – je n'ai pas la réponse à cette question et je ne veux pas que tu passes pour aller dieu sait où, tu restes avec nous, tu dois rester avec nous ; quand on passe c'est qu'on le décide à quelque part 

L'épousée – oui, j'ai sans doute décidé de m'en aller, plus rien ne me retient ici, je vois bien que je ne peux abolir le temps ni remplir le blanc du temps

L'épousé – mais pourquoi vouloir finir avant la fin  

L'épousée – tu connais la fin  

L'épousé – non

L'épousée – alors, je peux mettre le point final, pas avec un suicide, avec une maladie foudroyante  

L'épousé – tu as décidé d'avoir une telle maladie  

L'épousée – non, ça se décide au secret, dans le ventre, hors de ta volonté, pas de ton désir inavoué

L'épousé – partir de façon accidentelle, pas de façon naturelle, c'est ce que tu désires au secret 

L'épousée – je n'en sais rien mais pourquoi suis-je là, attendant d'être opérée au cervelet, tu te rends compte

L'épousé – non, je suis abasourdi, je n'ai rien vu venir et toi tu n'as rien senti non plus, c'est insensé 

L'épousée – réponds à ma question  : Où vais-je passer  

L'épousé – personne ne peut répondre à cette question

L'épousée – allez, un effort, tout ce que j'ai été, tout ce que j'ai fait, ça a eu lieu, une fois pour toutes, pour toujours, sans possibilité d'être effacé, ça va bien quelque part non  

L'épousé – je n'en sais rien, nous oublions ce que nous avons fait, été ; parfois ça resurgit, avec un goût de madeleine

L'épousée – ça, c'est ce qui se passe du temps de notre vie, le temps fini de la vie mais il y a l'autre temps, celui dans lequel je vais entrer définitivement, le temps éternel

L'épousé – tu nous fais mal 

L'épousée – ce n'est pas ce que je veux, je veux voir la vérité en face

L'épousé – la mort en face, celle de toute chose, pour toujours  

L'épousée – oui, il y a des choses à penser sur ce qui se passe quand on passe, qu'est-ce que nous devenons  

L'épousé – les Répondeurs religieux ont des réponses

L'épousée – réponses toutes prêtes, pour tous, je veux qu'on cherche nous-mêmes

L'épousé – peut-être qu'au bout du temps fini, on passe dans le temps infini, 

d'infinies et infimes transformations de poussières décomposables, recomposables pour le corps, 

l'nscription dans le monde insituable des vérités éternelles pour ce que nous avons créé d'immatériel, de spitituel

L'épousée – allez, encore un effort mon p'tit chat

L'épousé – tu te rends compte de ce que tu me demandes, penser l'impensable, ton passage de vie à trépas que je ne veux pas et toi non plus

L'épousée – pas de vie à trépas, mon passage du temps fini au temps infini,

quand je demandais de prendre tout le temps pour abolir l'instant-camion ou pour remplir le blanc du temps, c'était chose impossible dans le temps de ma vie, ça devient possible dans le temps infini après le bout de mon temps 

L'épousé – je ne veux pas te perdre

L'épousée – ça s'est décidé à l'intérieur de mon ventre, les chocs incessants de l'instant-camion en plein instant-navire

L'épousé – aujourd'hui, on traite bien certains cancers

L'épousée – quel est le mien  

L'épousé – je n'en sais rien, eux non plus

L'épousée – je sais que j'arrive au bout de mon temps de vie, ma fin de vie, la fin de ma partie mais pas la fin de ce qui a eu lieu puisque rien ne peut faire que ça n'ait pas eu lieu ;

cette vérité éternelle de ce qui s'est passé va m'envelopper, m'englober, m'absorber, me submerger ;

tout a été enregistré, il existera le livre de ce que j'ai été, avec son achevé d'imprimer

laissant en plan, plans sur la comète, remords, regrets, amours esquivés, esquissés, combats urgents

le livre infalsifiable des heurs, bonheurs, malheurs, enfin acceptés comme tels

le livre des bons et mauvais moments, heureux hasards, mauvais concours de circonstances, 

hauts et bas, roue qui tourne ; oui, tout ce qui a lieu (c'est possible) … et dire – ça va  

c'est le titre qu'il avait donné à son dernier spectacle répété et créé à Baklany au Baïkal

ce livre d'éternité s'écrit à tout instant, 

chacun d'entre nous l'écrit à tout moment, librement

il n'est pas écrit depuis l'origine, il ne servira à aucun jugement dernier, 

il est le Livre du Temps qui n'oublie pas, le Temps infini, éternel avec Passé, Présent, Futur

sois le poète de cette éternité, mon p'tit chat; cherche le monde des vérités éternelles 

L'épousé – c'est surhumain, ce qui est humain, c'est notre promesse  : à notre amour, jour après jour jusqu'à ce que ça fasse toujours, 16805 jours aujourd'hui, mon p'tit chat  

L'épousée – voilà, tu as redit notre promesse, elle est ineffaçable, elle est devenue éternelle au moment où tu l'as prononcée ; tu vois, c'est simple finalement, vivre avec ce sens de l'éternité de ce qu'on vit ; mourir c'est passer du bout de notre temps au Temps du Tout qui inclut tout de notre bout de temps dès notre naissance, des poupées russes ; suis-je en train de rêver un passage en douceur 

L'épousé – tu me dévoiles les évidences du temps, quel cadeau mon p'tit chat  

 

Ils s’embrassent longuement, sans reprendre leur souffle ! ça dure ! ça dure ! ça dure ! Apnée.

 

Opérée le 30 octobre au cervelet, elle est réopérée le 18 novembre pour une métastase.

Le 23 novembre son cancer primitif est identifié  : cancer foudroyant de l'utérus ayant métastasé dans les lombaires, les ganglions et au cervelet. 

Elle sombre dans le coma le 29 novembre 2010. Entre 16 H et 21 H, l'épousée fait 14 apnées.

Au moment de la 14° apnée.

J'ai eu le temps de lire votre pièce (l'éternité), mais j'ai trouvé sa construction très alambiquée, de même que les dialogues.  Dès le début, le jeune homme et la jeune fille s'expriment de la même façon et je me suis demandé pourquoi vous aviez crée deux personnages puisqu'ils sont identiques. Cela renvoie le lecteur à une forme d'osmose dans laquelle les protagonistes sont liés par un drame qui finit par les rendre tous semblables. Vous avez très bien su transposer une catastrophe, mais c'est sans issue dans votre texte, celle-ci se poursuit jusqu'au bout, maintenue par une osmose familiale qui semble en être sa structure.

Heureusement, votre blog prouve que vous aimez aussi vous adresser aux vivants. 

30 juin 2020. Raphaële Eschenbrenner

Saorge, lecture sous la treille
Saorge, lecture sous la treille
Saorge, lecture sous la treille

Saorge, lecture sous la treille

le retour sur son blog de Louise Caron

1964 Un jeune homme une jeune femme un amour une promesse…Le temps passe, quelques trente années plus tard, les mêmes qui ont arpenté les chemins de vie, un homme, une femme, leur amour qui perdure, leur fils et la mort brutale qui s’invite au festin.
11 septembre 2001 Départ vers Cuba d’un jeune homme, un artiste prometteur en plein épanouissemment. N’était-ce pas le famaux jour où le monde a basculé cul par dessus-tête, avions d'acier dans l’acier des tours, barbarie (?) contre civilisation (?)  dans un monde chaotique, le Grand Monde de l’Histoire et le petit monde des gens, ceux qui quelques jours plus tard, à la croisée des chemins mal signalisés du Triangle de la mort, s’encastrent tôles acérées, dans le monde des disparus. Que reste-t-il du fils ? La voix sur un répondeur téléphonique, un corps froid dans un tiroir métallique, un cadavre dans un cercueil plombé. Mère et Père apprivoisent le chagrin. Parcours initiatique vers un futur où le fils n’est plus que ce qu’ils en conservent. Lambeaux de vie, poussières de vie. Le temps passe. Moins de dix ans, et la Mère, l’épouse, la femme de l’homme, est à son tour conviée au festin de la mort. L’homme dit au moment de l’envol : «  Ta chaise t’attend pour traverser notre seize mille huit centre trente-sixième nuit d’amour. Et le temps passe, le temps a passé
2028 Autant dire aujourd’hui la voix sur le répondeur est celle de l’Épousée. Et plus tard le train qui emmène l’homme au lac BaÏkal, à la source de l’amour, avalera le temps présent. Et tous les Riens de la vie avec un s.Dans ce texte superbe et déstabilisant, l’auteur transmute ses souvenirs en autant de questions existentielles auxquelles il ne donne pas de réponse. C’est à nous lecteur, auditeur, spectateur de cette Éternité d’une seconde, qu’il laisse la faculté de répondre. Au moins d’y réfléchir.
NB: Dans un échange avec l'auteur est venue cette question:
Petite question qu'est-ce qui vous déstabilise dans ce récit qui est à lire comme une fiction ?
Question à laquelle j'ai tenté d'apporter une réponse que je retranscris.
Oui, la lecture de ce texte, sa construction aussi, m'ont déstabilisée, ébranlée. Pour prendre un exemple moléculaire, ce fut comme si, assistant à l'Oeuvre au noir, j'avais été le témoin d'une chose impossible, voir dans une cornue du plomb se changer en or. Eh bien, votre récit m'a ébranlée de cette façon-là. J'ai vu de mes yeux, sous vos mots, la transmutation de la mort en vie. La façon objective que vous proposez de vous (de nous) arranger avec la mort, avec vos (nos) morts, avec les morts imaginaires ou réels de l'auteur ou d'un quelconque lecteur, réussit à transformer la disparition charnelle en vie intérieure, sans aucun pathos, sous le regard du lecteur-spectateur. C'est une façon d'entrainer celui qui  lit sur la voie de  l'acceptation de l'inéluctable et de rendre la souffrance, non seulement acceptable, mais nourrissante. Et cela avec une poésie, un art du mot et de la composition dramatique. Et j'en fus ébranlée.

 

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