Lorsque le 7 octobre dernier, le Proche-Orient a connu cette terrible réplique d’un séisme sous-jacent, José Lenzini avait déjà bouclé son Albert Camus et la prémonition des terrorismes. Il ne connaissait donc ni la totale sauvagerie de l’attaque du Hamas sur le sol d’Israël, ni le déferlement de haine et de bombes, la vengeance folle et génocidaire de l’État sioniste sur le peuple palestinien. Cela figurait pourtant la tonalité, pour ne pas dire la totalité de son propos. Pas plus qu'il ne connaissait le vote par l’Assemblée nationale française d’une loi sur l’immigration qui remet en cause tous les principes de la République et des Droits de l’homme. Ce qui, dans le droit fil de ce que pensait le prix Nobel - certes de littérature et non de la paix ! -, relève des manipulations explosives.
Ces derniers événements, quoique différents dans leur forme, n’en demeurent pas plus alarmants dans le fond et c’est bien hélas tout l’argument de ce livre, le quatrième que mon confrère et copain - de temps maintenant anciens - consacre à l’écrivain-philosophe. De trente ans son cadet, José est né à Sétif en Algérie et n’avait que vingt ans, lorsque la trajectoire de son glorieux compatriote s’est brutalement brisée sur une route de l’Yonne. Il en faut parfois moins pour entretenir un culte, épouser une cause, poursuivre un mythe.
Alors certes, il me fut plus aisé de chroniquer son précédent et superbe ouvrage Germain Nouveau, trimardeur céleste de la poésie - également paru aux Cahiers de l'Égaré - parce que je préfère largement ne pas comprendre la poésie que la philosophie. Encore que l’existentialisme libertaire (désolé pour le raccourci simplificateur) me soit moins étranger que bien d’autres courants. Bon, avant que de poursuivre et de feuilleter quelques pages de cette implacable démonstration lorenzinienne, je me dois aussi de confesser que je ne me suis jamais trop senti camusien et que son évolution entre son engagement dans la Résistance, à la tête du journal Combat, son appartenance au PC Algérien puis cette sorte d’anti-communisme obsessionnel m’a non seulement dérangé, mais fortement irrité. Je ne sais d’où vient la brouille d’Albert Camus avec Jean-Paul Sartre - dont les liens étaient pourtant si fort au sortir de la guerre en 45 – mais dans cette hostilité à cette grande idée qu’incarnait la pensée marxiste, il me semble que le premier s’obstinait en permanence à vouloir se payer le second. La querelle, me direz-vous, n'a jamais cessée à tel point que l’école socio-libérale du premier, souple d’échine, éventuellement de convictions, s’oppose aux formes plus radicales de gauche héritées de la doctrine de Marx.
Mais revenons à nos terroristes qu’ils se réclament de Marx ou d’un Dieu, puisque dans la belle morale occidentale, il n’est jamais le fait d’un monde occidental et libéral - presque – parfait. Camus, je le lui accorde bien volontiers, fut effectivement un visionnaire dans le sens où les faits évoqués par Lenzini, ne pouvaient encore revêtir en 1960 que des formes imprécises, si ce n'est totalement absconses. Mais à l’aune de ces fameux « événements » qui n’étaient - n’en déplaise à la Quatrième République – ni plus ni moins qu’une guerre, on mesurait bien les contours que pourraient prendre ce terrorisme, relevant parfois d’actions individuelles, mais pouvant aller jusqu’à l’initiative d’État. En Algérie, aux attentats des Fellagahs la France choisissait de répliquer par la torture. Durant les vingt premières années du vingt-et-unième siècle, le djihadisme notamment, s’est ainsi organisé. Mobile et mobilisé pour faire sauter des cibles souvent erratiques et sommairement réfléchis à travers le monde et malheureusement bien souvent en France. Camus : « On parle beaucoup, à son propos (le terrorisme), d’influences étrangères et, sans doute, elles existent. Mais elles ne seraient rien sans le terrain où elles s’exercent, qui est celui du désespoir. »
Alors il y a Poutine, le principal terroriste d’État - si l’on peut dire – actuellement à l’oeuvre, qui a tout de même de qui tenir et s’inspirer. Mais lui ce n’est pas l’idéologie - communiste ou libérale, pas même impérialiste - qui le guide, peut-être même pas une sorte de nihilisme vengeur. On ne s’incruste pas ainsi, agissant contre son propre peuple et le reste du monde par idéal. Que l’on soit à la tête d’une nation où d’une simple famille, d’une chapelle, d’une ville, les comportements humains, lorsqu’ils deviennent expansionnistes, tyranniques, voire criminels, ne relèvent-ils pas alors essentiellement de paranoïa, de la schizophrénie, bref de la psychiatrie ?
Le commandement américain n’était pas collectivement fou lorsqu’il a décidé de frapper le Japon de trois impacts atomiques dont les conséquences immédiates ne furent peut-être qu’infimes au regard de ce qu’il est ensuite advenu de l’ordre mondial. Où quelques nations se sont arrogées le droit de vie et de mort, sur celles privées de l’arme nucléaire : « Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité - écrivait-il – nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l‘enfer et la raison. »
Qui l’écouta ? Est-ce que cela intéressait même un gouvernant de ce monde, alors que censément tous n’étaient pas frappés de troubles pathologiques cognitifs lourds ? Les deux blocs constitués après la guerre n’entendirent rien des chants de paix et sacrifièrent alors aux injonctions idéologiques qui, en ce temps-là en effet, les confrontaient. Dans L’homme révolté, l’ouvrage sur lequel s’appuie essentiellement José pour étayer le caractère prémonitoire de la pensée camusienne, il souhaite aussi que l’utopie encore en cours, vienne remplacer un Dieu en perte de vitesse. Vœu pieux si j’ose dire et surtout sans effet.
Intéressante aussi cette manière qu’avait Camus, lui qui disait se sentir plus Algérien que Français, d’envisager la colonisation comme le germe du terrorisme. Parce que les murs sont trop épais, les fenêtres trop petites, écrivait-il. Il me semble que tous les peuples primitifs et opprimés n’ont pas suffisamment résisté. Pouvait-on en vouloir aux Algériens de le faire tout comme les Palestiniens aujourd’hui !
Plus personnel forcément, puisque son modèle n’était plus, le fait de situer l’origine de l’Islamisme en Afghanistan au début des années 80 m’a semblé judicieux. Ce sont en effet les Talibans qui en jetèrent les bases, non sans le soutien sonnant et trébuchant de l’Arabie Saoudite tandis que les États-Unis tiraient les ficelles, histoire de contrarier les desseins de l’ogre Soviétique. Talibans qui accoucheront du sympathique Al Qaïda et de ce cher Oussama… Puis après le World Trade Center, la grande Amérique remit une pièce dans le flipper en Irak ! Camus n’as pas connu les parties prenantes de ce jeu de rôle cynique et mortifère, mais il prévenait : « À travers cinq continents et dans les années qui viennent, une interminable lutte va se poursuivre entre la violence et la prédication. Et il est vrai que les chances de la première sont mille fois plus grandes que la dernière. Mais j’ai toujours pensé que si l’homme qui espérait dans la condition humaine était un fou, celui qui désespérait des événements était un lâche… »
C’est que de ces fous-là, on ne voit plus trace.