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Les Cahiers de l'Égaré

Lettre à Gabriella (petite fille de Gabrielle Russier) / J.C.Grosse

Hier 26 juillet 2020, Le Monde a commencé la publication d'une enquête en 6 volets menée par Pascale Robert-Diard et Joseph Beauregard. Heureux que le projet que m'avait évoqué Joseph Beauregard, il y a un an maintenant, voit le jour sous la forme article en attendant la forme documentaire.

Il y a une quinzaine de jours environ, j'ai reçu une demande d'une universitaire d'Angers, Christine Bard, relativement aux deux livres édités par Les Cahiers de l'Égaré. Je lui ai fourni les PDF, les versions papier étant épuisées.

Quand j'ai écrit la lettre à Gabriella, en décembre 2008, Gabriella avait 10 mois, valentine comme Gabrielle, valentine comme Gabrielle-Petit chat. Aujourd'hui, en juillet 2020, Gabriella a 12 ans et 5 mois. Je peux donc lui donner le cartable dans lequel j'ai mis un certain nombre de textes pour son édification. Et il me semble nécessaire de lui dire où j'en suis après ce que nous avons vécu (presque 3 mois de confinement) à l'échelle mondiale entre mars et juin 2020. Je vais profiter du fait qu'elle vient passer le mois d'août avec moi pour en parler avec elle. D'autant qu'après la mort accidentelle de Christian, notre fils, sur la route des Flandres, le 1° septembre 2001, j'ai vécu la perte de Gabrielle-Petit chat, en 1 mois, le 1° septembre 2010. Gabrielle-Petit chat avait comme ressuscité avec la naissance de Gabriella, sa petite fille mais cette renaissance n'a sans doute pas été suffisante pour réparer la disparition de son, notre fils. 

JCG, le 27 juillet 2020

la version papier est épuisée; le dernier texte : La leçon de grammaire est une chanson, reproduite avec d’autres dans le Journal étrange IV, Diversités, de Marcel Conche, publié chez Encre marine, Les Belles Lettres, 2009. Il l’a trouvée dans un Cahier de poésies et de chansons de sa mère, Marcelle Farge, datant de 1909, il y a un siècle. Il m’a autorisé à la reproduire pour conclure ce livre consacré à Gabrielle Russier. Jean-Claude Grosse.) Dois-je préciser que Marcel Conche a épousé sa professeur de lettres à Tulle (il a publié les lettres qu'il lui écrivit entre 1942 et 1947) ? Elle avait 15 ans de plus que lui. C'était la guerre.  Il n'y eut aucun scandale.
la version papier est épuisée; le dernier texte : La leçon de grammaire est une chanson, reproduite avec d’autres dans le Journal étrange IV, Diversités, de Marcel Conche, publié chez Encre marine, Les Belles Lettres, 2009. Il l’a trouvée dans un Cahier de poésies et de chansons de sa mère, Marcelle Farge, datant de 1909, il y a un siècle. Il m’a autorisé à la reproduire pour conclure ce livre consacré à Gabrielle Russier. Jean-Claude Grosse.) Dois-je préciser que Marcel Conche a épousé sa professeur de lettres à Tulle (il a publié les lettres qu'il lui écrivit entre 1942 et 1947) ? Elle avait 15 ans de plus que lui. C'était la guerre.  Il n'y eut aucun scandale.

la version papier est épuisée; le dernier texte : La leçon de grammaire est une chanson, reproduite avec d’autres dans le Journal étrange IV, Diversités, de Marcel Conche, publié chez Encre marine, Les Belles Lettres, 2009. Il l’a trouvée dans un Cahier de poésies et de chansons de sa mère, Marcelle Farge, datant de 1909, il y a un siècle. Il m’a autorisé à la reproduire pour conclure ce livre consacré à Gabrielle Russier. Jean-Claude Grosse.) Dois-je préciser que Marcel Conche a épousé sa professeur de lettres à Tulle (il a publié les lettres qu'il lui écrivit entre 1942 et 1947) ? Elle avait 15 ans de plus que lui. C'était la guerre. Il n'y eut aucun scandale.

Lettre à Gabriella
 
(cette lettre fictionnelle est nourrie de deux histoires qui s'entremêlent; elle est écrite pour montrer le poids de ce qu'on appelle la psychogénéalogie ou comment les drames secrets de nos anciens nous agissent alors même que nous en ignorons l'existence; c'est le poids des morts et plusieurs générations reproduisent tout ou partie d'une histoire cachée, ignorée, occultée; ici jusqu'à ce que quelqu'un transforme le prénom Gabrielle en prénom Gabriella, un petit a suffira à la libérer du poids du passé) J.C. Grosse

 
 
 
 
Lettre à Gabriella

« Gabriella, ma petite fille, je vais te raconter l’histoire de ta grand-mère. C’est aussi mon histoire.
« Les deux ans de souvenirs qu’elle m’a laissés, elle me les a laissés à moi, je n’ai pas à les raconter. Je les sens. Je les ai vécus, moi seul. Le reste, les gens le savent : c’est une femme qui s’appelait Gabrielle Russier. On s’aimait, on l’a mise en prison, elle s’est suicidée. »
C’est ce que j’ai dit dans le seul entretien que j’ai accordé à la presse. Et jusqu’à aujourd’hui, j’ai tenu parole, j’ai fait silence. Mais voilà, tu es là, Gabriella, née à la maternité des Lilas, depuis le 14 février 2008, jour de la Saint-Valentin, fête des amoureux. Et ça fait toute la différence, du silence pour tous à la parole pour toi, pour t’édifier, j’espère.
Ta grand-mère s’appelait Gabrielle Russier.
Née le 14 février 1937,  jour de la Saint-Valentin, fête des amoureux, elle s’est suicidée au gaz dans son appartement de la résidence nord de Marseille, le 1° septembre 1969. C’était quinze jours avant son 2° procès, provoqué par l’appel a minima du parquet, trouvant  la sentence de son 1° procès pour détournement de mineur, moi en l’occurrence,  insuffisante. Le parquet voulait ainsi contourner la loi d’amnistie accompagnant l’élection de Pompidou comme président de la république, pour qu’il y ait inscription de la sentence sur son casier judiciaire. Cela justifierait ainsi son éviction de l’éducation nationale. Mots barbares exprimant l’application implacable de la loi et en bonne conscience, l’acharnement à tuer des hommes et femmes de la machine sociale bourgeoise.
Dans une lettre à un ami proche, elle a écrit peu de temps avant de se soustraire : «… je ne sais plus où est le juste, où est le vrai, à force d’être imprégnée de l’atmosphère de cette prison, à force de recevoir des papiers auxquels je ne comprends rien. N’est-il vraiment pas possible d’arrêter ce massacre ? L’attentat contre la vie est en train d’aboutir, lentement, insidieusement, je ne sais pas comment cela est possible mais cela est. Tout ce que j’aimais a été abîmé, sali. J’en suis au point que je voudrais que demain matin cela se termine comme L’Étranger mais ici c’est impossible. Il y a l’absurde, sans fin. Je suis écrasée par le rocher. Il devait être trop lourd pour moi. Dis-moi que le soleil existe, que la vérité et la pureté sont de ce monde, que je ne rêvais pas. J’ai peur que tout ceci m’abîme. La maison des morts. L’Ange de Théorème, qu’on lui laisse son habit blanc, sa probité candide… »
Elle avait omis dans un message adressé à une élève amie d’indiquer l’heure de son arrivée en train à Marseille, dans la nuit du 30 août 1969. J’ai donc su qu’elle revenait mais je n’ai pu l’attendre à la gare Saint-Charles. À cause de cet « oubli », nous n’avons pu nous revoir une nouvelle fois. Notre dernière fois fut  la demi-heure volée à l’issue du 1° jugement, le 10  juillet 1969, au parc Borely.
Nous n’avons pas connu beaucoup de moments fous malgré notre amour fou, soudés par les épreuves tout à fait légales que m’ont infligées mes parents, les épreuves tout à fait légales que lui ont infligées la justice et ses magistrats, l’éducation nationale et ses fonctionnaires. Mais les rares moments fous que nous avons connus ont suffi à nous requinquer, à nous retaper, loques physiques, au plus profond du désespoir, au plus violent de la révolte : de vrais miracles comme seul l’amour peut en accomplir. Merci à celles, à ceux, qui ont osé nous réserver ces espaces et moments de rencontres brèves mais salutaires, salvatrices au sortir de nos enfermements, moi, en clinique psychiatrique au beau nom, L’Émeraude, elle, en prison au beau nom, Les Baumettes.
J’ai connu ta grand-mère alors que j’étais en classe de seconde, son élève donc, au Lycée Nord de Marseille. J’allais sur mes 17 ans. Elle avait 31 ans. C’était une prof comme on aimerait tous en avoir, passionnée, suscitant l’enthousiasme, à l’écoute, faisant monter les questions les plus profondes, les plus vraies, sans tricherie, sans hypocrisie : quelle vie vivre ? pourquoi vivre s’il y a la mort ? la vie est-elle absurde ? ne vaut-il pas mieux se suicider ? comment ne pas ressembler aux fossiles résignés que sont nos parents, nos enseignants ? le peut-on ? l’amour, qu’est-ce ? à quoi le reconnaître ? peut-il durer toujours ? nos parents séparés se sont-ils aimés ? pourquoi se séparent-ils ? le travail, pourquoi ? l’argent, est-ce le but du travail ? est-ce le sens de la vie ? n’y a-t-il rien d’autre que l’argent et la réussite ? peut-on donner un sens à la vie ? quel sens ? la poésie a-t-elle sa place dans la vie ? Baudelaire, Rimbaud, c’est pas du pipeau ? c’est quoi élever « ses » enfants, éduquer « ses » adolescents ?
J’étais élève mais déjà militant révolutionnaire, élevé dans un milieu familial d’universitaires engagés dans le combat politique, culturel et social pour changer l’ordre des choses. Moi, son Métèque, je n’avais pas attendu ma Gatito, pour comprendre la profonde injustice de ce monde de bourgeois, petits-bourgeois, égoïstes, hypocrites, cyniques. J’avais compris la nécessité de la révolution mondiale et permanente, conclusion peut-être un jour définitive de la lutte des classes pour en finir avec le capitalisme. Aujourd’hui, j’emploierais d’autres mots, mais j’attends que tu sois plus grande, disons dans treize ans si j’y arrive, pour t’écrire où j’en serai alors politiquement. Je mettrai ce pensum dans ton petit cartable pour plus tard, pour les grands jours ou grands soirs qui arrivent parfois. J’ai le titre : Bienvenue sur les pavés. Je signerai : Gabrielle Vingtras.
C’est au cours du mois de mai 68, que nous comprîmes, Gabrielle et moi, que nous nous aimions l’un, l’autre, réciproquement, sans jeux de séduction préalable, notre situation et plus profondément notre souci d’authenticité  nous interdisant de tels jeux.
Mai 68 ce fut le mois de la plus grande explosion vécue par le pays et un peu le monde. Mai 68, ce furent des manifestations étudiantes, lycéennes, des occupations d’universités, de lycées, des commissions refaisant l’hôpital, l’université, l’école. Ce furent des occupations d’usines, ce fut une grève générale. De l’autre côté des barricades, ce furent des magouilles, des manœuvres, ce fut de la répression policière. En mai 68, les jeunes, les travailleurs prirent la parole. C’était bien ce qui se disait, ce qui s’écrivait. Ce fut bien ce qui s’essaya quelques années durant, en petits comités invisibles, en petites communautés inavouables. Nous  y participâmes avec enthousiasme, reconstruisant le monde à l’université d’Aix, au lycée Nord de Marseille.
20 ans après 68, j’ai écrit un bilan sous forme d’une fiction comparant 1968 et 1988. On avait viré à 180°. Et en 2007, on a entendu le candidat de la droite extrême, Sarkozy, déclarer qu’il fallait liquider l’héritage des idées de mai. Il est devenu grâce au refrain de la rupture président de la république.
C’est pourquoi dans ton petit cartable pour plus tard, pour les grands jours ou grands soirs qui arrivent parfois, j’ai glissé ma fiction : Gabrielle, nous et moi, doux émois. Apprends à te méfier des menteurs d’État à langue de bois, des menteurs d’offres à langue de vent. Fais comme Ulysse : bouche-toi les oreilles ! N’écoute pas les sirènes. Trop hurlent au petit matin des descentes de police et des décollages spéciaux. Trop susurrent, sucre, miel, au petit soir du journal télévisé, écran de fumées pour nous voiler la réalité. On la connaît pourtant, mais nous préférons confier notre sort aux puissants ou aux jeux de hasard. Servitude volontaire, notre choix en toute mauvaise foi, la cause profonde de nos stagnations, régressions.
La « jeunesse » de Gabrielle, ma « maturité » ne faisaient  pas de notre écart d’âge, un obstacle, d’autant plus que j’ai été celui qui a fait le premier pas. Je lui avais dit : je pense à vous autrement qu’à un professeur. Nous ne nous  rendions pas compte de ces 14 ans d’écart, autre miracle de l’amour, même si Gabrielle se demandait parfois ce qu’il adviendrait de notre amour, l’âge venant. Moi, je n’avais pas de telles questions. Le présent me suffisait. Pour elle, c’était différent. Elle avait déjà une dure expérience de la vie, expérience qui ne l’avait pas détruite, fossilisée. Au contraire. Mariée jeune, à 19 ans, elle avait enseigné au Maroc, à Casablanca, avait pris position contre la guerre en Algérie dans le manifeste des 481, s’était séparée assez rapidement et sans drame de Christian, son mari, élevant leurs deux enfants, des jumeaux : Gabrielle et Christian, tout en passant avec brio l’agrégation de lettres. Moi, j’avais des parents qui me laissaient vivre à ma guise, qui ne se souciaient pas de moi, ce qui m’arrangeait pour militer.
Quelles ne furent pas ma stupeur et mon écoeurement de voir comment mon gauchiste enragé de père, comment ma mère, hier professeur semblable à Gabrielle, généreuse avec ses élèves, se dressèrent contre notre liaison, notre relation, notre amour. Mes communistes repentis de parents, professeurs d’influence à l’université, se comportèrent en staliniens, en partisans de l’ordre moral, en moralisateurs pour autrui, comme s’ils n’avaient rien appris de l’Histoire. Ils firent le procès de Gabrielle  « folle, névrosée, sorcière, envoûteuse »,  usèrent de leur statut pour que sa candidature comme assistante de linguistique à l’université soit rejetée, la poursuivirent pour détournement de mineur, firent appel à l’appareil judiciaire, appareil répressif bourgeois comme ils le savaient, pour la réduire, l’humilier, l’anéantir, matricule 59.264. Ils firent aussi appel à l’appareil psychiatrique, appareil répressif bourgeois comme ils le savaient, pour m’abrutir, m’isoler, m’éloigner d’elle, me la faire oublier  à coups de piqûres, de camisole chimique, de cure de sommeil, chambre 213.
Ces salauds, (excuse le mot mais c’est ainsi que je vois depuis mes géniteurs) sont allés jusqu’à faire signer un document après son suicide, un assassinat programmé, justifiant leur attitude, affirmant que si c’était à refaire, ils  recommenceraient. 80 enseignants ont signé cette saloperie, impensable aujourd’hui, 40 ans après. Enfin, c’est ce qu’il me semble mais je ne peux pas refaire l’expérience : ce qu’on vit, ne se vit qu’une fois. Rien ne se répète. Pas de retour éternel. Rien que le fleuve d’Héraclite.
Moi, Christian, l’amant de Gabrielle, mon amante suicidée, assassinée, je suis toujours vivant, sauvé par un autre amour.
Je n’ai jamais remis les pieds chez les salopards. Je me suis planqué jusqu’à ma majorité, 21 ans alors, ramenée à 18 ans en 1974 mais de 16 ans jusqu’en 1945. Ces fluctuations en disent long sur la société bourgeoise. Quand elle a besoin de chair à canon pour ses sales guerres, l’âge baisse. Quand  elle a besoin de corseter sa jeunesse, d’en être maîtresse pour garder le plus longtemps possible son pouvoir, ses privilèges, l’âge augmente. Et mes géniteurs se sont servis de cet âge légal bourgeois pour l’accuser de détournement de mineur alors que j’étais non pas consentant mais désirant.
Comment se fait-il, Gabriella, que tu sois sa petite fille ?
Je suis moi-même devenu professeur, dans le Nord. Comme Gabrielle, j’ai eu pour ma première année, une classe de seconde. Comme elle, mais c’était plus facile d’être à l’écoute, 7 ans après, j’ai suscité de l’enthousiasme chez mes élèves, les poètes, ça leur parlait et l’une d’entre elles m’a, deux mois à peine après la rentrée, annoncé qu’elle pensait à moi autrement qu’à un professeur. J’ai retrouvé le chemin droit de l’amour, un amour vécu à l’abri des regards à cause de l’interdiction de ses parents de me voir, malgré la peur d’une accusation contre moi de détournement de mineure. Cela dura jusqu’à l’été où j’osai rencontrer ses parents : Gabrielle et Christian, ainsi que son frère, Gabriel Garcia. Rencontre à l’opposé de ce qui se passa entre Gabrielle et les miens : Gabriel et Christiane. Ils acceptèrent notre liaison, notre relation, notre amour.
Et c’est ainsi que Gabrielle-Petit chat, née un 14 février, jour de la Saint-Valentin, fête des amoureux, et moi, le Métèque, nous nous sommes mariés, un 1° juillet (une moitié d’année pour chacun de nous). Nous avons 8 ans d’écart. Mais elle fait si jeune qu’on dirait que j’en ai 20 de plus. Nous avons eu deux enfants, Christian et Gabrielle, nous n’avons pas été séparés par la machine sociale bourgeoise, nous ne nous sommes pas séparés, nous sommes toujours ensemble. Dans ton petit cartable pour plus tard, pour les grands jours ou grands soirs qui arrivent parfois, tu trouveras mes poèmes pour elle : À l’ombre de Gabrielle, la fraîcheur.
Je t’assure Gabriella que c’est  un mariage d’amour et de désir que nous vivons. Vieillissant, nous vivons nos corps désirants, donnant ainsi à Gatito la preuve que l’amour peut être un long miracle quand il ne se veut pas possessif, quand il est respect, écoute de l’autre, donc aussi affrontements, discussions vives, serrées entre deux libertés puis entre trois, quatre libertés quand arrivent les enfants.
Je connus en effet une passion non préméditée pour une élève, bien des années plus tard, nous avions 30 ans d’écart. Ce que je n’avais pas recherché me parût une évidence. J’ai pourtant envisagé de me soustraire à cette répétition par suppression. Elle s’appelait Gabrielle et pour ne pas me perdre, elle devint Gabrielle-Atout fil rouge, labyrinthique fil de mes démêlés avec moi-même. Ses parents, Christiane et Gabriel, me laissèrent l’emmener au théâtre voir Roméo et Juliette, L’ombre de Don Juan, Harold et Maud, La mort de Didon, L’histoire de Majnûn.  Ils ne portèrent pas plainte pour pédophilie. C’était le nouveau nom pour ce genre d’histoires aux lourdes peines qui auraient valu la disgrâce à Walt Whitman, Charles Lutwidge Dodgson et d’autres. Tu trouveras dans ton petit cartable pour plus tard, pour les grands jours ou grands soirs qui arrivent parfois, mes poèmes pour elle : Au soleil de Gabrielle, la brûlure.
Gabrielle-Petit chat n’a jamais contrarié cette passion dévorante sans réciprocité manifeste devenue avec le temps amour d’amitié. Fille de soixanthuitards, elle leur a écrit une lettre :  « Vous avez «fait» 1968 contre l'ordre établi, j'ai donc été élevée dans un joyeux désordre, il commençait par celui dans ma chambre et allait jusqu'à celui dans ma tête. L'idée, c'était qu'il n'y avait pas de différences entre les hommes et que celles qui existaient étaient forcément injustes, chacun devait  prendre part à la constitution de l'humanité. Oui, j'étais nourrie par ce « c'est possible », j'étais euphorisée par ce « tout part de nous », ce formidable chantier pour la vie, avoir des désirs, se réunir, ne pas passer sa vie en salle d'attente ou n'être qu'un potentiel de production. Oui, mais en vérité, et j'étais naïve, il y a des différences, heureuses ou malheureuses, j'en rencontrai ma part une à une. La première, grande, celle de porter Gabriella. Une femme n'est pas un homme, j'étais naïve, nous étions trois soeurs et dans l'utopie du désordre j'avais fini par croire que oui, ce que faisait un homme, une femme aussi pouvait le faire. C'est en devenant mère que l'inverse me fut prouvé. Le choc fut profond, intime, mais j'étais « naturelle » et digérais le tout à la campagne, donnant le grand jour à trois enfants de deux hommes différents. L'imagination au pouvoir, c'était le slogan qui disait le manque, ce qui étouffait nos parents en mai 1968. De tout cela aujourd'hui, il reste un décalage entre ce que vous vouliez et la France de Sarko. Ce gouvernement nous met la pression avec le chômage et la carotte avec toutes sortes de produits made in china. Et nous avons quasi oublié d'inventer ces langages pour construire ensemble. Je cherche encore. Qu'est ce qui fait un langage ? Qu'est ce qui rassemble les flopées d'individus plus ou moins conscients pour partager ? Où trouver les valeurs d'appui, réaccéder à la différence sans qu'elle soit une stigmatisation ? Comment faire évoluer cette barbarie policée ? »
Gabrielle-Gatito, tu le sens puisque je t’en parle, n’est pas morte, ni pour moi ni pour Gabrielle-Petit chat ni pour Gabrielle-Atout fil rouge. C’est  ta grand-mère spirituelle. Je mets dans ton petit cartable, la seule photo gardée d’elle, au visage pré-révolutionnaire.
Avec sa voix d’Antigone, elle m’a ouvert la voie de la vraie liberté, faite de mes libérations successives, à l’égard de mes géniteurs, de mes frères, à l’égard de la révolution collective, des partis dits de progrès, à l’égard du bonheur consumériste ou du plaisir de performance. Sa conception oblative de l’amour s’est transmise ; je l’ai partagée. Rien n’a plus été après comme avant pour nous. Rien ne sera plus jamais comme avant. Pourvu que nous le voulions, non pas tous ensemble, impossible slogan, mais moi, elle, toi, lui, possibles réalités présentes… Oui, le soleil mêlé à la mer : l’éternité. Oui, la vérité, la pureté, l’authenticité. Mais aussi leurs contraires, la lune, l’ombre portée par la lumière, le mensonge, l’hypocrisie, la cruauté, le cynisme. Il ne faut jamais faire de l’angélisme face à la barbarie, à la saloperie. Il ne faut jamais s’alléger de la lourdeur du réel.
Nous avons perdu Christian, notre fils de 24 ans dans un terrible accident. La dernière fois que nous l’avons vu, ce fut au château de Salses, le 28 août 2001, une demi-heure volée juste avant un spectacle, Alèthéia, La vérité. Il avait tenu à le voir avec son papy maternel, Christian, qui est ton arrière grand-père maternel donc, que nous avons installé chez nous, bouleversant notre quotidien car, tu comprendras plus tard, parfois on vieillit mal, une sale maladie s’en prend à nous : Alhzeimer. On perd ses repères et pour ceux qui t’entourent c’est mélange d’accalmies et d’enfers.  En tout cas, pas terrible pépé Christian avec l’arrière pépé.
À Salses, Gabrielle avait rencontré Claude Simon, le 28 août 1962, sur La Route des Flandres. Elle voulait creuser avec lui, le labyrinthe du « je », ce jeu où je est d’autres, d’autres choses, d’autres odeurs, d’autres sons, d’autres personnes, d’autres lieux, d’autres temps, comme Rimbaud avait commencé à l’annoncer : « je » est un autre. « Dans la mémoire, tout se situe sur le même plan : le dialogue, l’émotion, la vision coexistent. Ce que j’ai voulu, c’est forger une structure qui convienne à cette vision des choses, qui me permette de présenter les uns après les autres des éléments qui dans la réalité se superposent, de retrouver une architecture purement sensorielle. (...) Les peintres ont bien de la chance. Il suffit au passant d’un instant pour prendre conscience des différents éléments d’une toile. (...) J’étais hanté par deux choses : la discontinuité, l’aspect fragmentaire des émotions que l’on éprouve et qui ne sont jamais reliées les unes aux autres, et en même temps leur contiguïté dans la conscience. »
Christian était parti le 30 août 2001 pour Anvers sur les traces de quelques nus de Rubens. « Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ». Bacchus, Les Trois Grâces et Didon, suicidée par amour, suicide qui nous avait bouleversé au théâtre dans L’Énéide, vu en 1980. Il était parti avec son oncle Gabriel Garcia, le frère de Gabrielle-Petit chat, artiste peintre de la disparition, de l’effacement. Dans ton petit cartable pour plus tard, pour les grands jours ou grands soirs qui arrivent parfois, tu trouveras le livre sur son œuvre : Disparition.  Le 1° septembre 2001, ils trouvèrent la mort sur la route des Flandres, à un banal carrefour de deux routes perpendiculaires, les corps reconnus par ta mère et ta grand-mère, déposés en terre au Père Lachaise. Gabrielle, elle aussi, repose au Père Lachaise.
Christian est mort jeune, trop jeune. Mais il avait vécu intensément : créateur, passionné, aimant des femmes à la folie, des hommes aussi, aimé en retour parfois. Je lui ai connu cinq femmes : cœur ou corps, cœur et sexe. Infidèle et fidèle, je me souviens de ses questions peu avant son départ pour la mort : à quoi reconnaît-on qu’on aime ? que ce qu’on éprouve, c’est de l’amour ? c’est quoi être père ? Pour répondre à cette question, je lui avais destiné un legs, un texte de fiction où je tentais de lui transmettre ce qui me paraissait l’essentiel, des valeurs, autres que l’argent: Pour une école du gai savoir. Je mets ce legs dans ton petit cartable pour plus tard, pour les grands jours ou grands soirs qui arrivent parfois. J’y mets aussi ses livres : Le peintre, Le gras théâtre est mort, maman. Mon rêve d’une école de la vie, je l’ai fait de multiples fois au sortir de la salle des professeurs, tellement ça me faisait gerber la haine des élèves.
Notre fille, Gabrielle, à 30 ans, nous a fait le plus beau des cadeaux, toi, Gabriella.
Elle invente sa vie en toute liberté. Mariée à un homme plus jeune qu’elle de 7 ans, un Christian comme moi, c’est d’un autre homme, de 10 ans plus jeune, qu’elle t’a eue, encore un Christian, la situation contraire de Petit chat et moi, la même que Gatito et moi. Elle vit avec « son » amant sans être séparée de « son » mari avec lequel elle veut concevoir  un 2° enfant. « Ses » deux hommes ne sont pas jaloux l’un de l’autre et elle-même est prête à ce que « son » mari en aime une autre. C’est compliqué à décrire, apparemment simple à vivre pour eux trois. Avec toi, ça fait quatre.
Comme son frère, c’est une artiste, une créatrice, sans concession, sans complaisance et ça, c’est mal venu dans ce métier de putes et de courtisans. Mais elle trace son sentier. Tu seras fière d’elle quand tu regarderas les vidéos de ses spectacles : Mon pays c’est la vie, Rien ne sera plus jamais comme avant, Demain on ira voir la mer. Elle les a mises dans ton petit cartable.
A t’écrire cette lettre, je me demande ce que mes géniteurs auraient pensé, comment ils auraient réagi : obliger notre fille Gabrielle à avorter, louer les services d’un tueur pour abattre « son » amant, exiger du mari qu’il règle leur compte aux deux amants.
J’ignore s’ils sont encore en vie. Mais 40 ans après, je me demande parfois comment des gens cultivés, progressistes ont pu déchaîner une telle vindicte. C’est dans leurs rêves que cela devait se passer : ils me voyaient sur elle, roulant sous elle. Eux ne baisaient plus, faisaient chambre à part. Ces images « insupportables » dans leurs fantasmes, il fallait qu’ils les gomment.
Les appareils répressifs bourgeois s’en sont donnés à cœur joie. Ils tenaient une revanche, fin 68, courant 69, la révolution n’ayant pas abouti, la réaction ayant repris le dessus. Le juge qui incarcéra Gabrielle par deux fois, sans raison, par prévention soi-disant, a voulu lui faire sentir, au profond de son corps et de son âme, combien il pouvait en coûter de ne pas respecter les mœurs bourgeoises, les « bonnes mœurs » comme ils disent.
Pour mémoire, le 2° tour des législatives du 30 juin 1968 donna à la droite, la majorité bleu CRS la plus large de la 5° république : 394 sièges sur 485. de Gaulle démissionna le 28 avril 1969 après l’échec de son référendum du 27 avril. Pompidou fut élu président de la république le 15 juin 1969. Neil Armstrong marcha sur la lune le 20 juillet 1969. Gabrielle-Gatito fut emprisonnée aux Baumettes, huit semaines, du 15 avril au 15 juin 1969. 1° procès de Gabrielle, le 10 juillet 1969. Elle se suicida le 1° septembre 1969.
L’histoire de notre fille, je ne la juge pas, j’essaie seulement de l’accompagner. Ce n’est pas de la tolérance, je récuse ce mot, c’est du respect. Cela veut dire faire confiance au sens de la responsabilité de ces jeunes qui inventent un monde, leur monde, un amour, le leur, une vie, la leur. Le respect ne peut aller qu’à ce qui est respectable, c’est-à-dire vrai, authentique.
Autant dire que ma révolte n’est pas morte avec le temps, que je hais encore mes géniteurs, les médecins, les juges, les professeurs qui ont assassiné Gabrielle et tenté de me massacrer. Je ne serai pas homme de pardon, l’autre masque de moi, de nous que les salauds voudraient qu’on mette sur la gueule quand ils nous ont baisé. Si j’ai l’amour fidèle, j’ai aussi la haine tenace, en toute lucidité, sans aveuglement et sans volonté de vengeance. Qu’on me laisse éprouver ce sentiment de haine contre eux puisque je n’ai rien pu d’autre pour elle que l’aimer.
Cette liberté qu’a eue notre fils Christian, qu’a notre fille Gabrielle, de bâtir leur vie, de « faire l’amour », de le construire avec ténacité, doutes, avancées, stagnations, reculs, bonds de côté, ils la doivent à Gabrielle-Antigone. Ils poursuivent sur la voie des libérations, se libérant du regard d’autrui, des lieux communs, des jugements, sans culpabilité, le plus difficile. Sisyphe est satisfait. Le rocher de la cime ne menace plus et personne ne pourra plus  exiger qu’il soit  remonté. La chute, c’était hier. Aujourd’hui, ce sont les relevailles.
Cette liberté, je suis sûr, grâce à tes parents, et peut-être grâce à nous aussi, tu sauras en faire usage pour t’inventer  une vie, ta vie. 
Je sais que tu ne seras jamais la chose de tes parents ou grands-parents, que tu es déjà considérée comme un être libre.
Mais me diras-tu, plus tard, pourquoi cette chaîne de « Christian » et de « Gabrielle » comme pour destiner chacun d’entre eux, le référer à son précédent et à son suivant ? Mêmes prénoms, oui, mais vies différentes, affirmation de différences, petites, de ce qui est propre à chacun, peu de chose, l’essentiel, affirmation donc de liberté et non répétition du même trauma. L’étrange familiarité et non l’inquiétante étrangeté.
D’ailleurs, ta mère marque déjà ta différence en te prénommant Gabriella. Ce (a) c’est ce qu’on croit avoir atteint un jour et qu’on recherche toujours. Tu seras la curieuse voyageuse, la vagabonde aux semelles de vent,la clocharde céleste présente à cette terre, présente à ta vie ici haut. Comme ce Alonso Quichano dont j’ai vu et entendu l’histoire au théâtre, avec ta mère, pendant que ton père prenait soin de toi. Je mets cette histoire qui nettoie le regard dans ton petit cartable pour plus tard, pour les grands jours ou grands soirs qui arrivent parfois : Le cas Quichotte.
Quand tu seras à l’âge de l’adolescence, j’espère que tu trouveras une Gatito ou un Métèque sachant que ce n’est pas derrière un bureau qu’il faut parler vrai d’amour, devant un tableau qu’il faut inviter vraiment à vivre vraiment, à devenir cause de soi mais en déambulant dans les rangs, en dérangeant l’ordre des tables, en mettant les chaises en rond. À défaut, tu auras le petit cartable.
Demain, on ira voir le joli brin de mer si verte à treize ans. Le visage de tes treize ans quand tu ouvriras ton petit cartable de jardinière de la mer. Oui, des poètes pour vivre, pour la vie. »

Pépé Christian, 1° septembre 2008

 
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